"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

LES SOURCES : FORTIS.

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Le plus grand danger'à craindre vient de la'quantité des heyduques, qui se retirent dans les cavernes et dans les forêts de ces montagnes rudes et sauvages. 11 ne faut pas cependant s’épouvanter trop de ce danger. Pour voyager sûrement dans ces contrées désertes, le meilleur moyen est précisément de se faire accompagner par quelques-uns de ces honnêtes gens {galantuomint), incapables d’une trahison. On ne doit pas s’effaroucher, par la réflexion que ce sont des bandits : quand on examine les causes de leur triste situation, on découvre, à l’ordinaire, des cas plus propres à inspirer de la pitié que de la défiance. Si ces malheureux, dontle nombre augmente sans mesure, avaient une âme plus noire, il faudrait plaindre le sort des habitants des villes maritimes de la Dalmatie. Ces heyduques mènent une vie semblable à celle des loups; errant parmi des précipices presque inaccessibles; grimpant de rochers en rochers pour découvrir de loin leur proie ; languissant dans le creux des montagnes désertes et des cavernes les plus affreuses; agités par des soupçons continuels ; exposés aux mauvais temps ; privés souvent de la nourriture, ou obligés de risquer leur vie afin de la conserver. On ne devrait attendre que des actions violentes et atroces de la part de ces hommes devenus sauvages et irrités par le sentiment continuel de leur misère : mais on est surpris de ne les voir entreprendre jamais rien contre ceux qu’ils regardent comme les auteurs de leurs calamités, respecter les lieux habités, et être les fidèles compagnons des voyageurs. Leurs rapines ont pour objet le gros et le menu bétail, qu’ils traînent dans leurs cavernes, se nourrissent de la viande et gardent les peaux pour se faire des souliers... Il faut remarquer que les opanké (souliers) sont de la nécessité la plus indispensable à ces malheureux, condamnés à mener une vie errante dans les lieux les plus âpres, qui manquent d’herbe et de terre, et qui sont couverts par les débris tranchants des rochers. La faim chasse quelquefois ces heyduques de leurs repaires, et les rapproche des cabanes des bergers, où ils prennent par force des vivres quand on les leur refuse. Dans des cas semblables, le tort est du côté de celui qui résiste. Le courage de ces gens est en proportion de leurs besoins et de leur dure vie. Quatre heyduques ne craignent pas d’attaquer et réussissent, à l’ordinaire, à piller et à battre une caravane de quinze à vingt Turcs. Quand les pandours prennent un-heyduque, ils ne lient pas, comme on fait dans le reste de l’Europe : ils coupent le cordon de sa longue culotte, qui, tombant sur ses talons, l’empêche de se sauver et de courir l ...

1 Voyage en Dalmatie, t. I,pp. 78-81. 18