Bitef

à Villeurbanne où se trouvent les structures administratives et les ateliers de construction du T.N.P., à Villeurbanne où Patrice Cher eau et son équipe, c’est un peu l’Etat dans l’Etat. On le sait, Chéreau est un solitaire qui se plonge, s’immerge dans le travail. Pendant la préparation d’un spectacle, rien ne le distrait, rien d’autre ne compte, il le dit et c’est vrai, U arrive le matin au théâtre, reste au-delà de minuit, ravi lorsqu’il peut enchaîner le service de l’après-midi et celui du soir, en gardant juste une demi-heure de battement, le temps d’un steak, dans un petit café où il a ses habitudes. Vers 18 h. 30, dans le hall d’entrée du T.N.P., apparaissent un à un les comédiens, ils viennent spontanément dire qu’ils sont bien, que c’est passionnant, différent: »D’habitude, plus ou moins, il y a des moments où on peut s’appuyer les uns sur les autres, où on peut s’aider. Là, non. On est des blocs de solitude dans un psychodrame permanent.« C’est dit avec un sourire un peu entendu, comme pour faire comprendre que les mots n’expliquent rien, on ne peut pas savoir, il faut le vivre, il faut y être. Une comédienne exaltée: »Qu’est-ce que tu veux, c’est un génie.« Ils ont le visage fatigué, l’oeil brillant du sportif après un Championat du monde réussi, de l’astronome venant de vérifier l’existence d’une planète. Pendant qu’ils travaillent, les comédiens avouent rarement leurs insatisfactions, ils ont à leur disposition des séries de clichés éprouvés par la tradition, pour se justifier vis-à-vis d’euxmémes, pour exorciser un échec prévisible, pour tenter de convaincre que ce qu’ils font, c’est vraiment du théâtre (hors du parîsiansme ou du » message « selon le cas). Mais davantage que les mots, ici, le ton ne trompe pas. Manifestement, les comédiens de la Dispute sont heureux. En pleine angoisse, en plein confllis, épuisés, mais heureux. Pourtant Chéreau a la réputation de se montrer impitoyable, de »sous-éclairer« les comédiens, de ne pas aider ceux qui ont du mal à le suivre, de les sacrifier à la mise en scène, de sacrifier au mythe de la star. Vrai ou faux, peu importe, les comédiens de la Dispute sont heureux, et leur joie ne se mesure pas au lignage de leur texte. »Dans une pièce aussi intense, aussi brève, dit Chéreau, tout est en arrière-texte. Jamais je n’ai fait un aussi long travail à la table : vingt jours. On se racontait tout ce qui pouvait se passer entre les personnages, il y a tant d’accité dans leurs rapports! Je commence par des jours de lecture, parce que j’entends les acteurs sans avoir besoin de les regarder. Mes premières mises en place sur le plateau sont toujours ratées. Je change sept fois, huit fois, dix fois.« Sur le plateau, il danse, bras tendu, main sinueuse, doigts ouverts, son éternelle cigarette à la bouche. Il voit en même temps ce qui est et ce qui sera. Il dit: »Sur le plateau, je n’ai jamais autant parlé. D’ailleurs, je n’arrête pas de penser à cette pièce, même en dormant.« Inquiétude: depuis Richard II dix-sept représentations à l’Odéon, encore Théâtre de France la Dispute est son premier spectacle en régulier à Paris: »Je pense qu’on va en reconnaître la beauté, apprécier le travail des comédiens. Mais va-t-on accepter tout ce que la pièce raconte?«

En somme, Patrice Chéreau aimerait échappar à sa légende d’enfant prodige, prodigieusement doué, insolent et provocateur. Il veut crier et être entendu. Il veut imposer son univers en rejetant les ornements du snobisme et du scandale. La Dispute est également, depuis son retour en France, le premier spectacle qui sera joué plue de trois semaines. Après Paris, il y aura Villeurbanne, et la tournée de décentralisation du T.N.P. Une perspective qui enchante les comédiens: »Trois samaines, c’est vite passé, on n’a pas le temps de se sentir bien dans son role. Ou alors, il faut répéter six mois et jouer une fois, on se défonce à mort et on s’en va. Le grand luxe. Mais le plaisir, c’est d’avoir le temps de tout connaître de son personnage,« Des comédiens heureux (un Etat dans l’Etat) que rien n’attache au théâtre, àla ville, si ce n’est qu’ils répètent un spectacle. A la pause, entre le service de l’après-midi et celui du soir, tout le monde se dît au revoir. Patrice Chéreau et Richard Peduzzi prennent une voiture pour parcourir 500 mètres de pluie. On longe un terrain vague fantomatique, barrières cassées, petites lumières jaunes sur un immeuble opaque, des flaques, de la boue. Décor parfait pour le film qu’ils vont commencer en janvier, »Mais d’ici là, ça risque d’être bâti«. Peduzzi rêve: un chantier, ce n’est pas mal non plus. On arrive dans une rue à la Mac Orlan, le restaurant est sobrement indiqué par une enseigne lumineuse, La majeure partie de la troupe y est déjà. Villeurbanne n’a rien de la banlieue résidentielle à petits coins intimes pour diners aux chandelies. Même en essayant de ne pas s’agglutiner les uns aux autres, on finit par se trouver ensemble. De sorte qu’après la répétition du soir, sans faire semblant de se séparer, tout le monde va à un concert Ray Charles, au Palais d’hiver, avec un coté pensionnat en vacances, d’autant plus que, pour l’occasion, le travail s’est arrêté à 23 heures. Face à l’immense salle, pleine à craquer, Ray Charles, désarticulé, chante. L’homme aux lunettes noires, isolé parmi musiciens, la voix âpre et ardente, le désespoir et le sourire pour show-business, ce n’est pas si different du climat de la Dispute. Mabel King, chanteuse noire perdue dans Villeurbanne, marque le rythme et clame de sa voix abyesale: Oh, brother . .. Patrice Chéreau la regarde comme un spectacle. Il aime travailler avec des comédiennes étrangères sans savoir pourquoi. »Mabel, elle transforme la langue française en une musique tout à fait bizarre. Norma Bengeil (la princesse) a plutôt plus d’accent sur scène qu’en ville. Mais il y a d’autres raisons. Par exemple, Laurence Bourdil (Eglé) est kabyle: Hermine Karagheuz (Adine), d’origine arménienne. Bien entendu, elles n’ont aucun accent, mais je suis sûr que des comédiennes totalement françaises seraient plus plates, surtout dans un classique .« Un rideau verdâtre se baisse sur la sortie de Ray Charles, la foule se retire, abandonne dans une lumière cruelle des centaines de tables avec des verres vides et des bouteilles de Coca-cola, entre des balustrades de bois. »Une vraie