"La Guzla" de Prosper Mérimée : étude d'histoire romantique (sa posvetom autora)

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CHAPITRE VI.

« Quelle folie m’a perdue, malheureuse que je suis ! et te perd en ce jour, ô mon Orphée l ! » Orphée, le divin poète, s’est transformé en un troubadour mystérieux : la nuit, on entend sous la fenêtre delà belle Zoé un grand jeune homme soupirer et chanter son amour sur la guzla 2 . Les nuits qu’il préfère sont les nuits obscures. « Quand la lune est dans son plein, il se cache dans l’ombre. » Zoé seule sait son nom, mais ni elle ni personne n’a vu son visage. Car aussi grand chasseur qu’excellent chanteur, tout le jour il « court à la poursuite des bêtes fauves » ; toujours « il rapporte des cornes du petit bouc delà montagne et dit à Zoé : Porte ces cornes avec toi et puisse Marie te préserver du mauvais œil! » Et Zoé est tombée éperdument éprise de l’étranger, car dans la nuit elle a reconnu qu’il était beau ; et elle s’en est enfuie avec lui « sur un coursier blanc comme lait, sur la croupe duquel était un coussin de velours pour porter plus doucement la gentille Zoé ». N’étaient cette allure mystérieuse du ravisseur et ces allusions fréquentes au mauvais œil, jusqu’ici l’on dirait d’une gracieuse ballade moyenâgeuse. Mais Zoé, trop coquette, a négligé d’emporter les amulettes que lui avait données Maxime ; elle a voulu partir en plein jour pour emporter ses beaux habits; mais elle est trop amoureuse pour obéir en tout à son amant. m’aimes pas; si tu ne te retournes pour me regarder, je vais sauter du cheval, dussé-je me tuer en tombant. » Alors l'étranger d'une main arrêta son cheval, et de l’autre il jeta par terre son voile ; puis il se retourna pour embrasser la belle Zoé : sainte Vierge ! il avait deux prunelles dans chaque œil !

1 Les Géorgiques, liv. IV, vers 485-495. (Traduction A. Nisard.) 3 Gf. ci-dessus, p. 287, en note.