"La Guzla" de Prosper Mérimée : étude d'histoire romantique (sa posvetom autora)

LA BALLADE DE L’ÉPOUSE d’ASAN-AGA.

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Quelle est cette blancheur dans la verte montagne? Sont-ce des neiges, ou sont-ce des cygnes ? Si c’étaient des neiges, elles seraient déjà fondues, Des cygnes, ils auraient déjà pris leur vol. Ce ne sont ni des neiges, ni des cygnes, Mais la tente de l’aga Asan-Aga. Il y est étendu navré de cruelles blessures 1 . L’histoire d’Asan-Aga est des plus simples : il a été mortellement atteint; sa mère et sa sœur viennent le visiter dans sa tente ; mais sa femme, par pudeur ou par retenue, n’ose y venir aussi. Voilà qui nous paraît extraordinaire, mais qui n’en est pas moins surpris sur le vif. La femme compte pour si peu de chose dans ces pays d’Orient; elle est mère, elle est sœur, mais c’est à peine si elle est épouse; elle est bien plutôt l’esclave d’un maître qu’elle redoute et qu’elle n’ose froisser : « élevée dans la cage » comme le dit très souvent le poète national. Mérimée ne pouvait comprendre « comment la timidité empêche une bonne épouse de soigner un mari malade 2 »; nous le comprenons mieux : c’est qu’il n’y a pas de « bonnes épouses » dans ces pays, au sens où l’entendait Mérimée. Une femme peut librement s’intéresser au sort de son père, de ses fils ou de son frère; la pitié est permise à une parente, mais il n’est pas permis à une femme d’en témoigner à son époux; les démonstrations qu’elle en ferait blesseraient celui dont elle est l’humble servante; ses soins, en lui valant de la reconnaissance, porteraient atteinte à l’omnipotence qu’un mari doit avoir sur sa femme. Une femme doit tout attendre de son mari et celui-ci ne lui rien devoir. Ch. Nodier, qui a donné une mauvaise traduc-

1 Nous traduisons littéralement d’après le texte serbo-croate, tel qu’il est publié par Fortis. 2 La Guzla, p. 254.