"La Guzla" de Prosper Mérimée : étude d'histoire romantique (sa posvetom autora)

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CHAPITRE PREMIER.

donner l'idée juste d’un peuple qui pense, parle et agit d’une manière différente de la nôtre ’. Il faut relever cette intention de « donner l’idée juste d’un peuple qui pense, parle et agit d’une manière différente de la nôtre ». Il est, en effet, curieux de voir une femme auteur s’exprimer de cette façon avant que M me de Staël ait déclaré qu’il « faut avoir l’esprit cosmopolite » ; avant que l’influence de Walter Scott se soit généralisée ; avant, enfin, que le mot « couleur locale » ait été découvert 2 . Mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que M me de Rosenberg ne s’en tint pas à la théorie, mais essaya de réaliser son idée. Sa grande préoccupation reste, en effet, toujours visible, et de cette préoccupation proviennent les qualités les plus originales des Morlaques ; peinture extrêmement vive des passions les plus violentes qui font agir les acteurs du drame sanglant, peinture qui ne tend nullement à démontrer la supériorité morale des « primitifs incorrompus », et qui ne dégage aucune proposition plus ou moins utopique, pour servir à corriger les « civilisés corrompus ». Il serait très injuste de voir dans les Morlaques une simple illustration des idées de Rousseau, car, si la comtesse de Rosenberg déplorait la disparition des sociétés primitives, elle la déplorait exclusivement au point de vue artistique, ce qui était, en 1788, d’une originalité indiscutable. Elle regrettait la disparition des costumes pittoresques, des

1 Préface aux or laques. 2 A propos de la « couleur locale » des Morlaques, l’abb'é Cesarotti écrivait : « On a même souvent reproché aux poètes de France que leurs héros, soit Turcs, Chinois ou Américains, ne sont dans le fond que des Français déguisés. Ici, au contraire, tout ce que l'on voit et que l’on entend est morlaque, tout est convenable, tout est dans les coutumes et dans la vérité. » {L’Esprit des Journaux, juillet 1790, p. 247.)