Bitef

un train plus vieux qu'Hérode, un cafée avalé dans la buée d'un kiosque de fortune. Le convoi s'ébranlait bientôt, presque miraculeusement, un peu comme une vieille personne se soulève d'un siège trop profond. H y avait dans ce train-là, quittant la gare de Bucarest, beaucoup de l'histoire du demi-siècle, la fracture de l'Europe en deux blocs, l'abandon de frères de l'Est à la dictature et un peu de la rumeur insupportable des roues sur les rails de fer qui, d'Allemagne, de France, de Roumanie et de plus loin encore, devait hanter le cauchemar de ceux qu'on déportait et qui ne reviendraient jamais. Le bout du voyage, c'était une ville de la frontière sud de la Roumanie, ses quelques reliques d'un habitat ancien et la balafre d'un urbanisme sans foi ni loi. La neige qui couvrait Craiova ce jour-là était impuissante à camoufler les rudesses d'une histoire sans pitié, à égayer un peu ces silhouettes sitôt aperçues déjà disparues, dans de méchants vêtements qui n'en pouvaint mais... Au centre de la ville, un palais immense, froid, terrible. Là est installé le Théâtre national de Craiova, l'une des plus vieilles institutions roumaines, créé en 1 850, l'une des plus nobles aussi depuis la chute des Ceausescu. En 1 989, un homme, alors âgé de trente-neuf ans, rond, chaleureux, le regard vif à l'aplomb d'une moustache nourrie, s'y installait Dour entamer une odyssée qui devait les conduire, ui et sa troupe, à la conquête des continents ointains du théâtre, sous les vivas des spectateurs du monde entier. Silviu Purcarete, par ailleurs directeur du Théâtre Bulandra de Bucarest depuis 1 992, allait inventer à Craiova, en cinq ans, quatre spectacles de Dremière importance. Pour marquer le retour à la iberté, il mit en scène Le Gnome du jardin d'été, une pièce de l'écrivain roumain Popescu. Cela lui valut le prix Uniter, le plus important dans son pays. En 1 990, il créait Übu roi avec des scènes de Macbeth, la pièce de Jarry mêlée d'extraits de celle de Shakespeare: En 1 992, il montait Titus Andronicus, de Shakespeare encore. Les deux spectacles sont présentés au Festival. Enfin, en 1 993, Silviu Purcarete présentait Phèdre, d'après Sénèque et Euripide. Les Grecs, Shakespeare, Goldoni et le répertoire contemporain dessinent parfaitement le paysage intime de cet artiste imposant, important, que la France s'apprête à accueillir. Il a été nommé directeur du Centre dramatique de Limoges où il

commencera, le 1 er janvier 1 996, une nouvelle carrière. Celle-ci passera par Avignon où, à la faveur du cinquantenaire, sera présentée la nouvelle production de Silviu Purcarete, Les Suppliantes, d'Eschyle, interprétée dans la Carrière de Boulbon enfin réouverte, par cinquante hommes et cinquante femmes, tous roumains, qui joueront la pièce en français... En attendant, il faut aller voir les deux œuvres présentée au Théâtre municipal, parce qu'elles sont non seulement emblématiques du style d'un metteur en scène qui nous sera bientôt familier, mais aussi parce qu'elles sont deux moments de pur théâtre où la parole circule haut et fort, même iransmise par des surtitres, où une troupe soudée balaie en chœur toutes les difficultés semées sur son chemin par un metteur en scène presque cascadeur, risquetout, qui se double d'un scénographe fantasque. Silviu Purcarete affectionne les dispositifs impossibles, échafaudages impraticables où chaque geste devient dangereux, chariots métalliques à transformations multiples qui, d'inoffensifs accessoires, deviennent sans prévenir machines de guerre et servantes d'un théâtre d'actions violentes, directes, sanglantes même ici, puisqu'il a choisi une pièce élisabéthaine parmi les plus sauvages et leur sœur française, unique de son état. Übu roi, écrite par un jeune homme de quinze ans étonnant de genie, Alfred Jarry. C'est du théâtre comme on n'en fait plus ici, qui transcende les difficultés matérielles, politiques, existentielles pour chanter, au-delà de l'horreur, la force Intacte des scènes et des hommes de cœur. ■ O. S.