"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

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CHAPITRE VI.

vampires et les jeteurs de sort, qui tiennent une place considérable dans son recueil de poésies illyriques. Mais il serait injuste de prétendre que Mérimée a introduit dans la Guzla ce monde merveilleux uniquement pour faire de l’« ultra-romantisme ». Le surnaturel se retrouve fréquemment dans la véritable poésie populaire et Mérimée dut s’en souvenir lorsqu’il se mit à confectionner ses contrefaçons du folklore. De plus, il crut donner ainsi plus de « couleur » à ses ballades illyriques. En effet, le vampirisme est une superstition par ticulièrement remarquée chez les peuples de l’Adriatique et des Balkans. Chez son guide Fortis, il avait trouvé une page qui suffit à le décider : Les Morlaques croient avec tant d’obstination aux sorciers, aux esprits, aux spectres, aux enchantements, aux sortilèges, comme s’ils étaient convaincus de l’existence de ces êtres par mille expériences réitérées. Ils sont persuadés aussi de la vérité des vampires, à qui ils attribuent, comme en Transylvanie, le désir de sucer le sang des enfants. Lorsqu’un homme soupçonné de pouvoir devenir vampire, ou comme ils disent voukodlak 1 , meurt, on lui coupe les jarrets et on lui pique tout le corps avec des épingles ; ces deux opérations doivent empêcher le mort de retourner parmi les vivants. Quelquefois, un Morlaque mourant croyant sentir d’avance une grande soif du sang des enfants, prie ou oblige même ses héritiers à traiter son cadavre en vampire avant de l’enterrer. Le plus hardi heyduque se sauve à toutes jambes à la vue de quelque chose qu’il peut envisager comme un spectre ou comme un esprit follet ; de telles apparitions se présentent souvent à des imaginations échauffées, crédules et remplies de préjugés. Ils n’ont aucune honte de ces terreurs et les excusent par un proverbe qui rappelle bien un vers de Pindare : « La crainte des esprits fait fuir même les enfants des dieux. » Les femmes morlaques sont, comme il est très naturel, cent fois plus craintives et plus visionnaires que les hommes 2 .

1 Les deux mots sont en usage chez les Serbo-Croates ; le dernier n’est, sans doute, qu’une corruption de vroucolaque, nom sous lequel les Grecs modernes désignent la même chose. 2 Voyage en Valmatie, t. I, pp. 95-96.