Les historiens allemands de la Révolution française
UN HISTORIEN ALLEMAND. 923
sociale ou une révolution religieuse. La nôtre ne pouvait pas être religieuse, et c’est une des plus étranges pensées dont on se soit avisé de nos jours que de lui reprocher de n'avoir pas pris un dogme religieux pour règle, pour levier, pour drapeau. Comment l'eût-elle fait lorsqu'elle venait précisément déposséder tout dogme et toute religion particulière de la direction de la société, circonscrire l'empire de la foi dans la conscience, proclamer l'égalité juridique et politique des citoyens, pour tout dire en un mot, séculariser la vérité? Elle était par son essence une révolution sociale et humaine; elle s’est faite et devait se faire au seul nom de la raison.
C'est sa grandeur, ce fut aussi son infériorité et son péril. Forte de son caractère dogmatique et de l’autorité surhumaine attachée à ce qu'elle annonce, la religion trace autour de l’inquiète pensée de l'homme des limites connues, sinon infranchisSables; elle impose une règle extérieure que tous sont appelés à reconnaitre, et, si elle rencontre des résistances, ceux qui lui résistent entendent seulement la réformer ou l’élargir, mais ils ne la nient point. La raison n’a point cette règle extérieure commune à tous, ce suprême et mystérieux ascendant, cette force réprimante. Le champ qu'elle ouvre est indéfini, Pour s’y conduire, la lamière ne manque pas aux esprits droits qui l’explorent; elle n'a point manqué à nos pères de la constituante, ni même à ceux qui, sous la zone torride de 93, entre les piques des sections et le canon de l'ennemi, gardèrent une âme assez tranquille pour élaborer tant de belles réformes. Elle ne leur a pas manqué; mais il y en eut aussi qui se précipitèrent sans boussole à travers ce pays nouveau et qui se perdirent. La hardiesse courageuse des ouvriers de la première heure, en accomplissant presque du matin au soir ce que des siècles n'avaient pu faire, avait prodigieusement reculé l'horizon du possible, et, de toutes parts on vit Les intelligences faibles ou perverses s’élancer à la poursuite de leurs chimères. Faute de voir où était la justice ou bien faute de la vouloir, éblouies par l'éclat des conquêtes déjà faites ou corrompues par des ambitions mauvaises, entrainées par l'ivresse ou gouvernées par des calculs égoïstes, elles étonnèrent le monde par la folie de leurs espérances : malheur commun à toutes les révolutions, plus inévitable dans celle-ci, qui cherchait une justice tout humaine et proclamait la suprématie de la raison. Non, ces saturnales de l'esprit ne doivent point être tournées contre la révolution : elles ont pu la troubler, elles ne l'ont pas empêchée; elles ont pu l’ensanglanter, elles ne l'ont point avilie, et il est facile de la retrouver encore dans sa pureté sous les haïllons hideux dont les passions essayèrent de la couvrir.