Trois amies de Chateaubriand

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216. TROIS AMIES DE CHATEAUBRIAND

démocratie serait abjecte : lutte des appétits et des convoitises, et puis « le repos dans la stupidité d’une demi-barbarie, de vastes pâturages où des troupeaux humains brouteraient une herbe épaisse, le front bas et sans jamais regarder le ciel »..

De telles méditations attristaient, alourdissaient sa pensée. Il parla de moins en moins.

En même temps, il devint sourd, ou à peu près. Entre le monde extérieur, où jadis il était si allègre, et lui qui se cantonnait en lui-même, une muraille se bâtissait. Et Juliette devint aveugle, ou à peu près. Ainsi, l'un et l’autre, ils n'avaient plus guère de communication : chacun d’eux entrait dans une solitude annonciatrice de la mort qui est la solitude définitive.

Tout de même, et c'était le dernier mouvement de leur cœur, ils voulaient encore être ensemble, être seuls l’un près de l’autre. Et le vieux Chateaubriand se faisait porter à l'Abbaye-au-Boïs. À cause de la cataracte dont souffrait Juliette vieillie, les rideaux étaient clos. Il fallait cheminer dans une obscurité que seule animait la voix, la pauvre et charmante voix de l’aveugle, toute enfoncée dans son fauteuil que garantissait un grand paravent Louis XV. Mais René n’entendait presque plus cette voix qui lui était douce et amicale, cette voix qui l'avait tant ému, cette voix dont les bribes qui arrivaient à ses oreilles semblaient venir du passé mort, des abîmes du temps lointain. Et il n’avançait qu’à tâtons, majestueux, triste et cérémonieux.