Bitef
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Un flux musical
Le Monde, 6. juillet 1974. Un opera de Bob Wilson? Faut-il croire que le Regard du sourd, Ka Mountain à Chiraz, Ouverture à l’Opéra-Comique étaient des pièces de théâtre ou le centre de l’action était l’intrique, les mots, le dialoque? Non, l’art de Wilson n’a pas changé, mais la musique et le chant des paroles ont pris dans cette Lettre pour la reine Victoria une importance plus grande et sont devenus partie intégrante de la symphonie jusqu’alors essentiellement visuelle. La pensée à travers le mot devient objet. L’objet à travers le mot devant la pensée écrit-il. Le flot des mots qui s échappent des lettres de ses personnages n’est pas une pensée que l’on doit comperendre, mais unfiux à travers lequel, comme en psychanalyse, émergent des signes. Un flux musical, comme la musique est faite de notes et d’images, charrie toute la vie inconsciente du compositeur, tout ce qui est oublié dans la profondeur du temps et apporte de mystérieuses révélations. Musique des mots, musique des images: Wilson parle depuis toujours avec des images symboliques; mais l’on veut trop souvent accrocher à chaque image un symbole, traiter chaque image en idée, en »objet«. Le langage gestuel et visuel de Wilson est d'une richesse telle qu'il défie la constitution de tous ces trains de symboles. Oui, décidément, l opéra avec son jeu de musique, de paroles, d’images visuelles, de danses, avec la richesse de son travail thématique, l’ampleur de ses formes et de ses mouvements accordés aux profondes significations archétypiques, est une bonne figure de l’art de Bob Wilson. Un opéra wagnérien auquel fail penser l'ampleur du souffle et l'enchevêtrement des leitmotive? Non, plutôt un opéra de Schubert, qui est partout dans la musique pour quatuor à cordes d' Alan Lloyd. L identification de celui-ci avec un compositeur mort depuis près de cent cinquante ans, avec un génie apparemment inimitable, est un des éléments les plus fascinants de ce spectacle. Shubert aussi, puisque gestes et soènes symboliques ont souvent la fraîcheur, la simplicité, la profondeur, la signification énigmatique et angoissante de ses lieder. Les paroles parlent moins que sa musique. Mais, en vérité,c’est un opéra de Bob Wilson, méditation sur la parole, la communication, la sagesse, l infini. Au centre, son expérience de l'enfance inadaptée, schizophrène: qu'est-ce qu apprendre à parler? La parole est-elle le seul passage da la communication? Le cri n'est-il pas parole plus profonde? Et le mouvement, la création spontanée des gestes? A travers toute l’oeuvre, Bob Wilson n apparaît qu’avec un de ces enfants, James Neu, dix-sept ans environ, atteint de troubles de la
coordination temporelle et de la perception spatiale, mais d'une intelligence conceptuelle exceptionnelle, devenu un personnage essential, indépendant, le plus émouvant de cet opéra qui est peut-être l’épanouissement théâtral de la méthode socratique de Wilson: une révélation des hommes à eux-mêmes, mais bien au-defà des mots. Un grand livre ne suffirait pas à traduire le monde d images qui, pendant près de quatre heures, ébranle toutes les zones de la sensibillité et de l'intelligence.
Jacques Longchampt
Un cercle d’images
Le Monde, 6. juillet 1974. Avec un jour de retard, Bob Wilson a enfin présenté sa Lettre à la reine Victoria, l'événement attendu du Festival de La Rochelle. Devant le rideau de fer, deux silhouettes blanches, bras écartés, tournoient lentement, comme deux girouettes poussées par un vent paresseux. Au milieu, immobile, en grand apparat, la reine Victoria. Quatre personnages en costume sobre arrivent, une lettre à la main, lisent la Lettre à la reine Victoria. Parmi eux, Robert (Bob) Wilson, caché par des lunettes de motocycliste, et un jeune garçon de quinze ans. Entre des murs gris, danas une boîte grise, planent des arbres secs et deux femmes fantômes, une Blanche triangulaire, une Noire longiligne, précédée d'une grande ombre. La Blanche porte une robe noire, la Noire une robe blanche. Elles se matérialisent, prennent corps, se joignent, se parlent, avec les gestes nerveux de la main qui accompagnent une conversation mondaine. Dans la transparence de la brume apparaissent des humains déformés par des combinaisons d'aviateur. Un rideau de lamelles sépare le monde en deux. Devant, le jeune garçon s'introduit avec un vélo rouge, mais il ne peut pas le faire marcher. De part et d'autre, tournent, parallèles, les deux silhouettes blanches. Après le monde des femmes, il y a celui des soldats. Dans un blockhaus gris, ils regardent, devant une immense fenêtre audelà de laquelle rien n'existe qu'une clarté sableuse. Ils se collent face au mur, fusillés que ne mourront pas, ils tombent et encore se collent face au mur sur lequel la lumière découpe des triangles jaunes qui disparaissent, qui se déplacent. Devant, dansent les deux silhouettes, noires cette fois. Le jeune garçon traverse l'air, pendu à des filins. L'image projetée d'un avion parcourt les murs de la salle, passe au-dessus de la scène. Après la guerre, c’est la vie sociale. On apporte des petites tables grises pour deux. Vêtus de blanc, les gens s’y installent par couples. Les femmes portent de hautes toques rondes qui cachent leurs cheveux. Ils se parlent avec les mains, avec des
cris, comme des sourds-muets volubiles, commme s’il y avait du soleil, comme si la guerre était fine. Mais elle ne l’est pas et la mort, parfois, interrompt brusquement un dialogue. Le jeune garçon reste seul à parler. Et puis, il danse, il tourne, maldroit, heureux, enfermé dans sa joie. Derrière lui, lextérieur d’une petite maison fermée par un store vénitien. Un homme coiffé d'un turban avec de gros sourcils et une barbe de coton blanc qui cache son visage, gifle au ralenti une femme qui pleure. Des gens gris, blancs et noirs vont et viennent, circulent en rond, marchent à quatre pattes dans un jour pauvre, recomposent d’une manière hésitante, dérisoire, les gestes de la vie, comme si la vie était ailleurs, dans un souvenir. Les lamelles du store s’onvrent, laissent apercevoir une femme dans un manteau monumental rigide. Sa tête semble se prolonger comme l’écho d’une image sur un écran de télévision. Le manteau s’écarte. Elle est en robe bleue et chante avec des gestes emphatiques. Une femme en velours rouge porte un sécateur. Les deux silhouettes blanches tournent et leurs paumes sont rougies. Une femme noire, en dentelle blanche, fume élégamment au-dessus de la femme rouge étendue sur un banc. Entre chaque acte, descend un rideau couvert d’écriture. Robert Wilson, une fois coiffé d’un chapeau noir, une fois d’un chapeau blanc, épèle, croasse les mots qui se refusent. Et puis, tout à la fin, c’est de nouveau la nuit. Une brume épaisse pousse, efface à demi les deux femmes-fantômes revenues. Le cercle est fermé, de ces images ou seules les mains expriment la vie, ces images d’une épouvante sans désespoir, presque tendre, une épouvante sans motif, alanguie dans la torpeur du bienêtre. Un cercle autour d’un acte qui ne se réalisé pas, qui s’est realise ailleurs. Peut-être un meurtre ou un suicide.
Colette Godard
Huit jours
Le Monde, 14 septembre 1972 Chiraz• Ka Mountain and Guardenia Terrace devait durer sept jours et sept nuits sur les fiances de la montagne qui domine les tombeaux des sept Soufis (Te Monde du 9 septembre) Ce n'est pas sans regret que Bob Wilson a renoncé à ce chiffre symbolique—celui des Soufis, des sept jours de la Création, des sept sceaux, des sept anges de l’Apocalypse, etc. et ajouté un huitième jour à sa folle entreprise. Mais il y avait trop à dire, à faire, à créer à la fois dans cette symphonie théâtrale qui va de la terre jusqu au ciel, qui embrasse poétiquement l’histoire du monde et qui est tissée par la vie quotidienne de soixante-dix-neuf êtres. Américains, Iraniens, Français, Anglais, Polonais, etc. Chaque jour, la symphonie se développé sur ses différents plans, en quatre tranches de six heures, dans de nouvelles parties de la montagne: V histoire de la famille (microcosme) où un petit nombre de thèmes tournent insensiblement à partir de l’expérience fondamentale (le meurtre d'un enfant, dans