Bitef

le Regard du sourd ) sous des éclairages nouveaux (les saisons, F ensevelisse ment, la transfiguration...) la montagne ( macrocosmo ), où les images enfantines, poétiqlues, religieuses du trésor de l humanité jalonnent l’ascension de ces pentes caillouteses, désertiques, qui se dressent à plus de 300 mètres au-dessus de Chiraz et que la famille transforme jour après jour en un curieux Disneyland: rochers peinturlurés aux couleurs de chewing-gum, poissons en peluche, baleine de Jonas, arche de Noé, obélisque, arc de triomphe, flamants roses, épouvantails, temple grec, paradis, cheval de Troie, champ de missiles et, tout en haut, un dinosaure, la bête de l’Apocalypse; les «plays», scènes surhumainement lentes, où l’histoire de l’humanité est saisie horizontalement, cette fois, par tranches de vie mystérieuses (le Saloon, le Jeu des deux lits, le Procès, la Tour, le Puits et le Prince la Prison, etcj ; la vie individuelle, Texpérience intérieure de chacun: activités physiques, entrainement à la méditation, séances de concentration, exercices seul ou en groupe au flanc de la montagne, répétitions, invention de nouvelles scènes, combat incessant contre les habitudes, le sommeil, la soif, l’agressivité, qui font peu à peu de cette troupe la famille dont rêve Wilson, peut-être le prototype d'une nouvelle humanité. Entreprise démesurée, épuisante (Bob Wilson lui-même a frôlé l’accident cardiaque), qui dépasse de beaucoup le théâtre, ou, plutôt, fait de l'expression théâtrale la substance même de la vie, d'une reconstruction de la vie. Pour le spectateur, entraîné lui aussi dans cette ascension et cette ascèse, l'aspect le plus accessible et convaincant, ce sont les plays, ces scènes le plus souvent indéchiffrables d'un art dont le Regard du sourd a donné maints exemples (1). Un gros livre ne suffirait pas à décrire ces pièces où rien ne se passe et où Ton ne comprend presque rein, mais où tout est le plus souvent admirable: le silence perpétuel, la concentration d'une petite fille de dix ans, immobile pendant quinze minutes, ce visage de folle figé où brille seulement le papillotement des paupières émues par le vent de la montagne, ces cruches humaines qui se balancent pendant deux heures en gémissant, les coups frappés à la porte sans jamais de réponse, la main de Wilson sortant par les barreaux de la prison comme une main de Durer, l’enfant qui joue inlassablement avec deux cailloux et un couteau, le jardin des rêves du Jeu des deux lits, les longs cris rauques, le rire hystérique, l’lmpromptu de Schubert ou les clochettes cristallines qui rompent soudain un silence éternel, les danses de Wilson en déséquilibre, d’une stupéfiante légèreté, les tournoiements séraphiques au lever du soleil, etc, Mais à quoi bon ce catalogue dérisoire ? Etrange aventure pour le spectateur : les interprétations qu’il déchiffre une à une s’enchevêtrent et finissent, au bout de deux ou trois heures d’une seule scène, par un non-sens, un culde-sac. Et pourtant, épuisé par la durée, tenaillé par la soif, tombant de sommeil, luttant contre le vent froid qui précède le jour, il reste là fasciné, avide de boire à la source, nourri par la contemplation. Théâtre, danse, musique, peinture, le genre est indéfinissable, sinon par sa poésie. Art de communication, éminemment, mais qui refuse catégoriqement les moyens « normaux» de la connaissance discursive. A quoi d’ailleurs servirait d’élucider chacun de ces gestes, chacune de ces histoires, s’il était possible, fût-ce avec la psychanalyse, qui réduirait cet art à son substrat? Il suffit que chacun se nourrisse de ces symboles, de ces archétypes, de cette vie mystérieuse où Von réapprend ta lenteur,

ta méditation, la maîtrise du corps, la «voyance« de l’essentiel à travers le transitoire, et plus que tout peut-être une communion entre les êtres par le dépouillement. C’est pour cela que Wilson devait dépasser le théâtre et chercher sur la montagne une image poétique de la vie. Il volatilise la notion même de spectacle par l’étirement démesuré, l’assouplissement du temps qui change de sens, par Vabsence de limites scéniques (on ne sort pas de scène chez Wilson et la scène c’est la montagne, par l’improvisation libre, sans durée, des personnages, par la forme perpétuellement ouverte qui exclut toute pièce définitivement achevée et calibrée, susceptible d’être vendue au spectateur comme une marchandise sûre, par l’absence de signification, de conclusion, de moralité, par l’importance des personnages inactifs ou des objets inutiles, par la déroute du spectateur toujours entraîné au-delà de sa mise. Mais tout l’être est irrigué par cette bible d’images poétiques répandues sur lui huit jours durant et dont on désespère de donner l’idée. Bob Wilson cependant n’échappe pas entièrement à cette dialectique du mystère et de la signification dont il veut délivrer le spectateur. Au-delà de la fonction poétique du jeu, il n’a pas craint de désigne l’objectif à atteindre, le sommet de la «Ka Mountain ou montagne de l’âme selon les Egyptiens. Comment accorder l’apparent nonsens des piéses le refus d’expliciter les images et les intrigues, avec le mouvement d’ensemble de ces journées fondé sur des archétypes au contraire très traditionnels en Orient et en Occident: la sagesse (symbolisée par les vieillards, les barbes, les aveugles), la montée à la montagne, l’apothéose du vieillard redevenu petit enfant, ta bête de l’Apocalypse vaincue par l’Agneau mystique (et New-York flambant remplacée par une pagode!)? De même, comment accorder l’imagerie naive, puérile, du Disneyland sur la montagne avec la beauté plastique prodigieuse des pièces plongeant ses racines au fond le plus obscur des êtres? Mais on ne reprochera pas à une bible son hétérogénéité. Surtout quand elle s’explique par le désir d’être ouverte à tous, aux enfants et aux sages, aux sourds et aux retardés, d’aider à vivre ensemble riches et pauvres, races antagonistes, destins inégalement heureux, selon l’expression de son auteur (le Monde du 10 juin 1971). Au fond de l’oeuvre de Bob Wilson, il y a ce messianisme humble. Il ne pouvait prendre de sens plus haut que sur cette montagne persane où des gens de tûtes races ont partagé ce festin admirable.

Jacques Longchampt

A silent opera?

WHY are Robert Wilson’s plays called operas?

Well, he first called them plays, but when the French saw them, they called them operas, silent operas-maybe because that suggested a spectacle and the term opera stuck. When I went to Wilson’s The Life ans Times of Sigmund Freud that was four years ago at the Brooklyn Academy I didn’t know anything about Wilson and I started to watch it as if it were some kind of realistic play—the people on stage were moving like realistic actors —and I bacarne exasperated. For instance, the actors did what they did very clearly and straightforwardly, but as if no audience were present. They didn’t project or stress some details more meaningfully than others, the way realistic actors do, so you quickly catch on to the dramatic situation and momentum and begin to anticipate. And the set was realistic enough a beach with a sky and deep, real sand on the floor, but some odds and ends were lying around, real but not realistic, like in front of the skydrop, a black rod hanging across the stage a foot above the floor with bunches of canvas tied to it, or like downastage a Gothic chair in the sand and a woman sitting in it, motinless, holding a stuffed bird nobody on stage noticing her, Symbols? Well, it wasn’t until the next play 1 found out who she was. Wilson’s actors didn’t project and the action didn’t gather momentum, it sort of stayed where it was at stayed where it was at any moment. The action on stage kept changing, but like a picture, not like story. Luckily for me, eventually I started watching what was happening, the event, the way one watches the ballet, the dear paths and differences of speed, and then the active picture began to get more and more fascinating and spacious and wonderfully various. Of course, in many ballets there is a minimum of projection and expressivity. Well, dancers move faster than real life, and Wilson’s actors move slower —a different kind of imaginary time — perhaps like the time in a Wagnerian opera. But like at a ballet, I found I had to scan the entire stage every once in a while to see what else »as happening besides the event I was watching already. Sometimes several events were in different stages of development at several different places. At other moments a brief solitary event happened in relation to the whole vast space. The changing visual world that Wilson was showing seemed like the magic architecture of a dance, and it included unintelligible props and references, the way some dances clearly do, allowing that freedom of uncertainty to your imagination. But anyway, I found that scanning the whole stage now and then was a great help to me when I got either angry or sleepy. Question: Flow do you see the content existing in Wilson’s works? Well, the content in Wilson's pieces is that of images and I would like to call it visionary in that sense. And I think it was meant that way. It can be translated into psychological or narrative terms, into words, but it doesn’t have to be. It can be taken directly as the images and pictures, as something that keeps changing in that sense like a dream. You don V ask what a dream means. Sometimes, later on, you know what a dream means. And sometimes you don’t But usually, you don't. But at any rate, while it’s going on, you dont ask. You . . . But if i’ts a good dream —and Bob’s pieces are, for me, sound dreams —/ don’t mean sound in the sense of noise, but in the sense of health, they are not nightmares. A lot of people prefer nightmares on stage, but I don’t. And it’s very difficult to make a dream that doesn’t become a nightmare. It’s

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