Bitef

et aux innombrables livres de piété de l’époque. Cette idée n’est-elle qu’un paradoxe? Les intentions que vous me prêtez vous aveuglent et ne vous permettent même plus de lire ce qui est posé et écrit simplement devant vous.

Vous êtes là aux avants-postes de l’Eglise défendant les positions acquises. Je n’ai jamais compris qu’un chrétien s’en soucie. Si la parole: »si deux se réunissent en mon nom, je serai parmi eux« est une vérité, l’Eglise de celui qui l’a prononcée et de ceux qui croient à cette parole est solide. Sa structure ne peut être ni atteinte par la pourriture ni ébranlée.

Au fait, si toutes les fois qu’au théâtre on présente une maison vieille vous pensez qu’on a voulu représenter que la structure sociale est pourrie, il est alors facile de voir que les gens qui vous déplaisent et qui affirment que »telle structure sociale d’aujourd’hui est pourrie et branlante « ont à l’intérieur de votre esprit déjà gagné tout le terrain, puisque déjà vous pensez avec leurs formules.

Il est arrivé quelque chose de ce genre à certains militaires que le Général de Gaulle qualifiait de »soldats perdus«. Ils lisaient Mao-Tse-Toung afin de chercher une explication aux mouvements anti-colonialistes et ils finirent par penser la guerre colonialiste dans les schémas idélologiques de Mao-Tse-Toung.

Regardez comme vos phrases glissent: »Vous représentez une maison vieille et branlante pour dire que la structure sociale est pourrie et branlante«. Vous remplacez » vieille « par » pourrie«. Une maison vieille est émouvante tandis qu’évidemment une structure pourrie, c’est autre chose. Ainsi procèdent vos ennemis: quelle victoire ils ont emportée sur vous! Ils vous obligent (pour me contredire, il est vrai) à procéder comme eux.

Entre parenthèses, j’ai une grande tendresse pour les vieilles choses, les vieux objets qu’on jette, qu’on néglige, qu’on oublie. Les vieilles personnes font ma joie. Ce qu’on met au rebut, les vieilles bobines, les clous rouillés, les épluchures

m’émeuvent profondément. Je trouve dans ces choses une grande charge poétique, c est vous dire si je m étais proposé de montrer que la structure sociale d’alors était pourrie, j’aurais théâtralement choisi d’autres signes. Dans notre premier travail sur »Le Tartuffe«, René Allio (dont nous avons repris ici l’idée scénographique) avait surtout cherché à retirer la pièce du cadre

petit-bourgeois où trop souvent on l’enferme. Son décor d’une très grande netteté évoquait Versailles. Il se chargeait d’abord de dire qu’Orgon est un très grand bourgeois qui a aidé le roi pendant la Fronde. Avec Hubert Monloup, cette idée n’est pas abandonnée, elle est livrée sous un autre angle. Organ loge dans un palais (peut-être vient-il de l’acheter), où subsistent des vestiges du passé, peintures de la Renaissance, statues romaines, etc ... Mais tout est en transformation. Telle salle va être aménagée en chapelle (Acte I), dans telle autre la statue de Louis XIV est déjà installée, mais encore enveloppée ... Louis XIV est jeune, la monarchie absolue n’est pas encore en place, mais le projet est là et le rideau s’ouvre sur le plan du nouvel immeuble.

Le monde est donné en transformation, le passé est détruit, une époque s’installe. Ce qui est mis en avant: une instabilité qui, nous l’espérons, dit quelque chose de profond sur le déséquilibre des forces, des comportements, des valeurs, en présence dans l’oeuvre.

Pour les costumes, même démarche. Les Grands portent ces invraisemblables costumes de parade, des »habits de lumière«, un peu comparables à ceux des toréadors, qu’ils mettent de temps d autre pour se présenter dans le »Monde«, mais on vit encore dans le quotidien débraillé du XVIe. Et il faut bien que celui-ci soit présent puisque

certains alors s’acharnent à codifier la vie quotidienne afin de la rendre dévote.

Vous dites: »Le Christ mort n’a pas de raison d’être en pareille pièce«. Pourquoi? C’est une très belle peinture d’époque. Elle dit quelque chose sur la façon dont les contemporains de Molière vivaient la religion, et en ce sens il me paraît utile de la présenter aux spectatuers du XXe siècle afin qu’ils ressentent un peu ce que les hommes du XVIle siècle, en France, dans un certain milieu, ressentaient dans leur vison religieuse de la vie.

Une chrétienne cultivée comme vous peut-elle en être choquée? Non, elle sait qu’avec le temps la sensibilité religieuse bouge, que la religion est vécue différemment dans le Haut-Moyen-Age, au XVIle siècle, sous l’empire romain ou en cette fin de siècle. Tous les bons auteurs catholiques en tout cas l’affirment sans, disent-ils, que cela mette en cause les principes éternels de la révélation du Christ. L’Eglise catholique á la différence d’autres religions s’est voulue éternelle et incarnée. L’Eglise catholique romaine a souhaité de toutes les façons cette incarnation. Elle a aimé et souhaité les images á la différence de l’lslam, par exemple. Lorsqu’on visite Rome, c’est d’ailleurs cela qui frappe le plus: des couches successives de sensibilité religieuse sont là, déposées sur les murs. Si je devais représenter une pièce sur le Haut-Moyen-Age dont le sujet soit la religion ou plus exactement le faux comportement religieux, eh bien il me semblerait utile d’y présenter une belle statue romane. Il n’y aurait là aucun motif de scandale. Il me paraît important de montrer ce que peut être la sensibilité religieuse d’une époque au théâtre lorsque le sujet de la pièce porte précisément sur la sensibilité religieuse de cette époque.

Aux hommes pieux du Haut-Moyen-Age, l’idée de » dévotion«, telle qu’elle se présente au XVHe siècle, aurait paru folle. Et peut être ce Christ que nous présentons sur le cadre d’avant-scène (qui n’est pas de Lebrun, mais qui est la reproduction d’un tableau anonyme du Musée de Dijon) leur aurait-il paru obscène.

Les peintures religieuses de cette époque sont très étonnantes. Il se dégage une étrange impression de ces Christ, de ces Vierge, de ces Marie-Madeleine savamment dénudés, superbes, pâmés dans des poses langoureuses et invraisemblables. Nous nous en sommes souvenus dans les costumes, les mouvements scéniques, et le jeu des acteurs. On retrouve la même impression lorsqu’on parcourt les livres de prières de l’époque où se produisent d’éstranges glissements entre la spiritualité et la sensualité. Tout le