Bitef

discours du personnage de Tartuffe, de quoi est-il fait, sinon de ces glissements?

Vous écrivez: »vous avez prêté à votre Organ des inclinaisons que dans l’oeuvre de Molière il n’y a aucun motif de lui supposer. Aucun excepté que faisant du scandale, il est plus facile d’avoir du succès«. J’ai travaillé cette pièce longtemps, Madame, et il me faudrait dix pages pour énumérer tous les arguments et les preuves qui m’ont fait affirmer qu’Orgon éprouvait pour Tartuffe une inclination homosexuelle dont il est évident qu’il n’en sait rien, sinon la pièce ne pourrait avoir lieu. Jai d’ailleurs aligné les preuves de mon affirmation. Je vous renvoie à ces textes. Admettez une seconde que j’aie raison, que mon hypothèse soit fondée, en tant que catholique elle devrait vous satisfaire: puisqu’ainsi je montre que la fausse dévotion d’Orgon, son erreur religieuse a un fondement extérieur á Organ: son homosexualité latente. Ce n’est pas seulement un chrétien ridicule qui est présenté, mais un homme aveuglé par sa passion.

» Organ nourrit une véritable passion pour Tartuffe«. Tous les commentateurs de Molière depuis trois siècles l’ont écrit. Et personne catholique ou non ne peut s’élever contre cette affirmation. En un sens, je ne dis pas davantage en disant que cette passion porte un nom. Mieux: en

précisant cette passion, le faux comportement religieux d’Orgon, son aveuglement s’éclaire.

Vous lisez ce spectacle comme une attaque contre la religion, mais je vois d’autres centres d’intérêt, plus fascinants. Par exemple, la pièce montre d’une façon exemplaire les » passages « entre une idéologie et des sentiments, comment on vit avec des idées et comment ces. idées passent dans notre vie, comment nous croyons exposer certaines idées alors que notre discours est totalement porté par des mouvements psychologiques, ou l’inverse, ce que nous croyons être notre profondeur psychologique recouvre en fait une donnée sociale dont nous n’avons pas pris conscience.

Les idées ici présentes sont catholoques, mais avec d’autres idées les mêmes » passages « s’effectuent et cela ne manque pas d’être troublant. A partir du moment od l’on se propose de régenter la vie par quelques concepts idéologiques, la machine ironique mise au point par Molière fonctionne. C’est aussi la première comédie bourgeoise, Molière créé un prototype: Madame, Monsieur et le meilleur ami de Monsieur. Mais c’est là le fabuleux, ce n’est pas réellement le sujet de la pièce. Il s’agit d’une amitié trahie, mais cette trahison est d’abord une trahison idéologique. Depuis, l’histoire de ce trio s’est dégradée et nous voyons sur nos scènes les derniers sursauts de la comédie bourgeoise, mais ici c’est le charme des commencements, une sorte de magie qui nous fait songer aux présocratiques qui ne faisaient pas encore de la philosophie, mais toujours de la poésie. C’est encore la première pièce où Ton voit un homme établir une coupure entre deux aspects de ses comportements politiques. Chez Corneille (et d’autres dramaturges), la vie privée se confond avec la vie politiques contradictoires. En Orgon on découvre un homme qui appuie la politique du Roi et qui dans le même temps entretient par amitié des contacts avec l’opposition et cela sans être en conflit avec

lui-même. Comme si la politique devait s’arrêter au seuil du jardin personnel. Que signifie ce surgissement du jardin personnel? Aujourd’hui, après diverses expériences historiques dont certaines furent éclatantes et pénibles, sommes-nous encore persuadés de la légitimité d’un jardin personnel ou admettons-nous que la politique doit occuper tout le terrain? Me fascine aussi par exemple ce fabuleux Ve acte. Pendant trop longtemps on le considéra comme une bassesse, une concession de Molière au Roi. Est-ce si sûr? N’est-ce pas plutôt une description réaliste d’un acte politique du Pouvoir au lendemain d’une guerre civile larvée? Lorsque je présentai la pièce, il y a quel-ques années, la guerre d’Algérie s’achevait et les péripéties de l’intrigue de Molière s’étalaient dans les journaux. Orgon, du parti du Roi et qui a gardé des contacts avec l’opposition, se voit dénoncé, mais en raison des services rendus se voit ensuite » pardonné«, ce qui peut être aussi un moyen de la tenir politiquement davantage. D’autant que par ailleurs, Arg as, l’opposant, verra ses biens confisqués et sera exécuté, ainsi que le texte le précise. Et cet éloge du Roi, qui le prononce? Un policier. Ce n’est pas surprenant, les policiers font toujours l’éloge du Pouvoir, ou complotent contre le pouvoir en faisant son éloge. Vous ne voyez qu’une attaque contre la religion, il me semble que la pièce présente bien d’autres niveaux d’intérêt. J’ai voulu vous en citer quelques-uns.

Je ne m’imagine guère vous avoir convaincue et je pense que vous rejetterez ces explications comme vous avez rejeté le spectacle. Mais, Madame, il y a dans votre lettre une ou deux perfidies assez dures que je ne devrais pas relever, mais qui m’apparaissent si peu chrétiennes, si peu inspirées de l’enseignement de Jésus que je me dois de vous les signaler. Chère Madame, écrire que je »cherche le scandale pour avoir un succès plus facile«, c’est me prêter des sentiments bien bas.

Vous écrivez: »Vous me diriez: je le sais, mais c’est en faisant du scandale et en attaquant la religion qu’on gagne plus d’argent. Je ne vous en féliciic pas«. Puis-je vous affirmer, Madame, qu’on ne gagne aucun argent au théêtre en attaquant la religion et que si le but de ma vie était de gagner de l’argent, je crois que j’aurais depuis longtemps changé de métier? Vous faites erreur sur ma personne, et sur mes intentions, je ne vous blâme pas. Chacun par ignorance peut se tromper. Regardez Orgon, quelle erreur de jugement il commet en la personne de Tartuffe. Mais, comme lui précise Cléante au Ve acte: » S’il vous faut tomber dans une extrémité, pêchez plutôt encore de cet autre côté«. C’est-à-vire : il vaut mieux se tromper par générosité que de soupçonner chez les êtres la médiocrité et la cupidité comme mobiles de leur comportement.

Madame, pouvez-vous me prêter des sentiments moins bas? Moi-même et votre conscience de »catholique bien vivante et éveillée« en serions plus satisfaits. Vous éprouvez le besoin de faire de moi un portrait-charge assez réjouissant. Le spectacle vous a-t’il troublée à ce point? Les spectacles que j’essaie de faire exigent un certain recueillement, mieux, le sollicitent: je m’adresse à ceux qui viennent dans le calme: