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que autant que les danseurs, est elle aussi d'une originalité et d’une puissance évocatrice remarquables. Comment renoncer à dire à quel point une création comme celle-ci remet des pendules à l’heure et rappelle ce que sont le vrai talent et la vraie inspiration. □ Gérard Mannoni. Quotidien de Paris, 30 avril, 1988.
Rêves sans clef Les images sont d’une beauté fulgurante. De la pénombre la plus totale Carolyn Carlson fait surgir des visions comme elle seule en a le secret, compose des tableaux d’une douceur et d’une harmonie prodigieuses, et avec Patriée Besombes joue des contrastes ombre et lumière avec maîtrise et un goût admirable. On aime le climat surréaliste de ses compositions: personnage qui avance
avec lenteur et difficulté comme dans un réve, ou glisse d’un lit .sans tomber comme en apesanteur. On se plait à trouver des références picturales: ce prêtre à chapeau melon qui se détache sur un ciel nuagaeux sort tout droit d’une toile de Magritte, tandis que ces trois rousses terribles comme les trois Parques évoquent l’univers plus chaud et sensuel de Burne-Jones, tout comme le puits préraphaélite qui émerge d’une trappe. Ce n’est point de ce puits que sortira la vérité toute nue, mais d’un parterre de gazon qu’elle traîne sur son dos et abandonne, comme la chrysalide son cocon. On s’émerveille devant l’originalité de ce monde onirique et muet, devant les gestes souples et incohérents de neuf personnages que l’on cherche à identifier. En vain. Le secret reste total. A chacun sa vérité. Et c’est le défaut peut-être de ce noir spectacle, plus wilsonien que Bob Wilson lui-même, et qui sacrifie trop à l’image. L’oeil est comblé, mais l’esprit s’ennuie. Il cherche un moment à comprendre, à trouver des clés, des symboles, à suivre les propos de la chorégraphe qui nous a annoncé l’apoca-
lypse, l’ange gardien, Merlin, Jezabel et Lucifer. On croit les distinguer, on hésite, puis on se lasse: la ressemblance est trop floue. Il ne reste plus qu’à s’abandonner à la seule ivresse irraisonnée du spectacle qui défile devant nos yeux. On se réjouit quand l’image est belle et qu’elle avance, comme ce lit doré qui dissimule d’étranges créatures, ou quand les trois Parques s’affrontent violemment et quand Carolyn Carlson exprime mille sentiments en un solo tourmenté. Mais quand, après soixante minutes, les personnages répètent les mêmes gestes vides de sens, que l’action piétine et que l’inspiration de Carolyne Carlson ne se renouvelle pas, le temps parait long et l’obscurité bien épaisse. Et la musique, composition pour piano de Joachim Kühn, déformée par les synthétiseurs de Walter Quintus, remarquable dans ses grondements et ses éclats implacables, devient par moment fade comme du Richard Clayderman! Heureusement le dernier tableau grandiose et lumineux quand un superbe danseur traverse un nuage apocalyptique enthousia-
srae à nouveau le spectateur et le laisse sur une impression de beauté forte et inoubliable. □ René Sirvin. Le Figaro, 30 avril, 1988.
Les vertiges d’une fee La danseuse et chorégraphe américaine rend sa visite annuelle aux balletomanes français, qui sont aussi ses fidèles Carolyn Carlson, la fée, la magicienne, se transforme dans son dernier spectacle en princesse des ténèbres. Elle accouche, sur la scène du théâtre de la Ville, d’une création pour dix danseurs, Dark, un ballet d’ombre plus que de lumière. Mais la flamme carlsonienne, elle, ne s’est pas éteinte. Il y a dans ce spectacle une intensité, parfois même une solennité violente, qui contraste singulièrement avec le souvenir d’une - Carolyn Carlson fluide et lyrique. Image de ce chan-
gement de style: la longue coiffure d’or de Carolyn s’est muée en une tignasse ébouriffée, qui lui donne une allure sorcière assez étonnante. Au chevet de ce spectacle sommeille le Livre des Temps, rien de moins que la Bible. Une gravure de Gustave Doré, magnifiant un ange lumineux veillant sur le tombeau du Christ; et la lecture des sonnets de fureur visionnaire de William Blake, ont complété la toile de fond sur laquelle Carlson vient poser sa griffe. Autant le dire tout de go; la chorégraphie laisse sur sa faim. Dark est un tissage de solos, de présences individuelles, qui ne parvient pas à installer la tension d’une durée. S’il n’y avait pas la musique admirable, omniprésente et puissante de Joachim Kuhn (ré-injectée par Walter Quintus à la console digitale), le spectacle s’essoufflerait sans doute, La prodigieuse beauté des images (effets scéniques conjugués aux lumières sourdes de Patrice Besombes) rachète heureusement les manques de la chorégraphie. On est plongé, dès le lever du rideau (une toile blanche) dans la fascination d’un univers de
rêve inquiétant: vision apocalyptique d’un monde à l’état de désert, où rien, ni la réalité ni le fantasme n’a encore pris forme. Inframonde où l’ombre et la lumière ne sont pas encore nettement séparées. On est en droit d’être décontenancé par cet univers extrêmement ésotérique, où les images suggérées par Carlson ne se livrent pas spontanément. Malgré la coiffure, la magicienne n’est pas encore tout à fait devenue sorcière. Parmi les séquences les plus heureuses du spectacle, le danseur catalan Tomeo Verges nous entraîne dans une comptine murmurée dans un ton de peur innocente. A ce moment, quelque chose de simple et d’évident entre en communion avec le spectateur: peutêtre l’expérience, faite par chacun, de la peur du noir. Dans ce noir, ce Dark, Carolyn Carlson sculpte in fine l’éclat d’un solo sacçadé, violent, plein d’une fureur hystérique. Spasme d’un corps piégé entre le bien et le mal, entre la chair et l’âme, entre chien et loup. C’est, au-delà des jeux d’ombre et de lumière, l’un de ces moments de danse que l’on ne saurait oublier. L’un de ces rares vertiges que la danse
vient inscrire, dans la durée fugitive d’un éclair (d’une révélation), dans le clair-obscur de la mémoire. □ JeanMarc Adolphe L' humanité, 7 mai, 1988.
La dame du sombre D’un bond, d’un seul, elle est entrée dans la légende avec l’un des plus fascinants solos qu’on ait jamais chorégraphiés, Density 21,5. La beauté fulgurante, les lignes presque abstraites de son corps l’apparentaient à un emblème fabuleux plutôt qu’à un être humain. Le mythe! Je crois bien que c’est à l'Opéra qu’il est né quand, du jour au lendemain, Rolf Lieberman me nommait étoile-chorégraphe. Il s'est renforcé quand je suis partie m’établir à Venise... et aujourd’hui sans doute, ce qui l’entretient, c’est l’irrégularité de mon
travail de création, ce sont ces spectacles, ces tournées jamais vraiment prévisibles... Attachante Carolyn! Installée depuis dix ans en France, elle paraît vivre ailleurs, dans un autre temps, celui de ses débuts épiques, et ne parle toujours qu’un sabir franglais pour bien prouver que le verbe, ça n’est vraiment pas son domaine. Mais cette Californienne est en revanche farouchement attachée à son identité française. L’an dernier, aux Pays-Bas, pour la création de ,Shamrock’, on m’avait cataloguée chorégraphe américaine dans les programmes. J’étais furieuse. Toute ma carrière s’est construite en France. En fait, Carolyn est de nulle part et de partout, elle, la native d’Ôakland. dont les quatre grands-parents sont finlandais; elle qui passa son enface californienne à vivre des week-ends en milieu Scandinave et qui, aujourd’hui parisienne, retourne l’été en Finlande. Pour Dark, sa dernière chorégraphie, sept nouveaux danseurs sont autour d’elle: deux Espagnols, deux Italiens, deux Finlandais, un Malaisien... une Française aussi, mais néé au Brésil. Je ne me sens bien que lorsque je découvre des gens nouve-
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