Les serviteurs de la démocratie

92 .LES SERVITEURS DE LA DÉMOCRATIE

Un excès de délicatesse le perdit. Réfugié chez une amie et craignant de la compromettre, il s’aventura un soir à travers champs et s’égara. François Arago raconte en ces termes émouvants la fuite et la fin de Condorcet: « Le 5 avril (4794), vers deux heures, Condorcet s’éloignait avec résignation, mais non sans tristesse, de la maison de campagne où il avait espéré passer vingt-quatre heures en süreté. Personne ne saura jamais les souffrances qu'il endura pendant là journée du 6. Le 7, un peu tard, nous voyons notre confrère, blessé à la jambe et poussé par la faim, entrer dans un cabaret à Clamart et demander une omelette. Malheureusement cet homme d’un savoir presque universel ne sait pas même à peu près, combien un ouvrier mange d'œufs dans un de ses repas. A la question du cabaretier, il répond : « Une douzaine. » Ce nombre inusité excite la surprise ; bientôt le soupçon se fait jour,

se communique, grandit. Le nouveau venu est sommé d’exhiber ses papiers; il n’en a pas. Pressé de questions, il se dit charpentier ; l’état de ses mains le dément. L'autorité municipale, avertie, le fait arrêter et le dirige sur Bourg-la-Reine. Dans la route, un brave. vigneron rencontre le prisonnier; il voit sa jambe malade, sa marche pénible et lui prête généreusement son cheval. Je ne saurais oublier, ajoute tendrement le grand François Arago, la dernière marque de sympathie qu’ait reçue notre malheureux confrère. Le 8 avril (1794), au matin, quand le geôlier de Bourg-la-Reine ouvrit la porte de son cachot pour remettre aux gendarmes le prisonnier encore inconnu qu’on devait conduire à Paris, il ne trouva plus qu’un cadavre. Notre confrère s'était dérobé à l’échafaud par une forte dose de poison qu'il portait depuis quelque temps dans une bague. »