Mémoire sur la Bastille

NOTES 171

Au reste, si ces grands dépositaires des secrets de l'État n’avoient pas aussi leurs petits secrets particuliers, si le silence qui couvre leurs barbaries envers les prisonniers n’étoit également nécessaire pour dérober la honte et l’iniquité de leurs conventions privées entre eux, il seroit facile au gouverneur actuel de motiver l’avarice qui préside aux approvisionnemens de sa taverne.

Il regarde comme son bien propre, comme un vrai patrimoine, les soixante mille livres de rente attachées à son emploi; et il en a quelque raison, car il les a achetées, et même assez chèrement.

Il en a obtenu la survivance du temps du comte de Jumilhac; mais celui-ci, pour se déterminer à accepter un coadjuteur, a exigé cent mille écus comptant, qui lui ont été payés, et, de plus, le mariage de son fils avec la fille de M. de Launey, regardée comme une riche héritière, ce qui a eu lieu.

M. de Launey, malgré cet accord, n'ayant pour lui ni nom, ni services, ni agrémens, ni même de protections, auroit encore pu essuyer un refus; heureusement il avoit un frère au service de M. le prince de Conti; le frère a obtenu Vintervention du prince, qui a obtenu le consentement du ministre, dont les commis ont expédié les patentes signées Amelot; et, pour payer la recommandation de son cadet, l’heureux aîné lui a accordé une pension de dix mille francs par an sur les revenus de sa place.

Ce marché est tout public à la Bastille : il n’y a pas un des marmitons qui n’en soit instruit; et pourquoi s’en scandaliseroit-on ? tous les emplois qui y existent en occasionnent de semblables. Celui de lieutenant de roi vaut environ huit mille livres t. par an; le possesseur actuel en a donné à son prédécesseur une somme comptant dont j'ignore la quotité, et il lui fait une pension annuelle de mille écus dont je suis très certain.

Ceux de porte-clefs valent à peu près neuf cents livres t. par an; ils sont ordinairement remplis par d’anciens laquais du gouverneur; ainsi, c'est pour les récompenser qu’on les fait bourreaux; mais ils n’obtiennent pas encore gratuitement ce prix honteux de leurs fatigues passées. Il n’y en a pas un qui ne soit obligé de faire, en entrant, ou