Mémoire sur la Bastille

NOTES 173

Princes vertueux et bienfaisans, cette seule idée ne vous fera-t-eile point horreur? Par le régime de la Bastille, votre nom peut devenir journellement tout à la fois l’instrument du plus lâche de tous les crimes et un voile impénétrable pour le couvrir. Vous enverriez au supplice quiconque oseroit vous proposer de servir, de votre main sacrée, aux victimes de la tyrannie de vos ministres, un breuvage mortel, et, par ce régime infernal, la lettre de cachet qu’ils vous surprennent leur assure le moyen de le verser impunément eux-mêmes.

Les geôliers qu’ils emploient se récrieront que ce soupçon seul est une insulte à leur délicatesse! Mais, encore une fois, les lois qui interdisent les chartres privées, celles qui ordonnent de respecter la liberté des hommes, sont-elles moins authentiques, moins sacrées, que celles qui protègent leur vie ? Celui qu’un sordide intérêt engage à violer les premières, non seulement sans scrupules, mais avec joie, hésitera-t-il à enfreindre les secondes quand il sera sollicité par un intérêt plus vif, par une amorce plus séduisante? Et qu’est-ce qu'une vertu qui dépend du prix qu’on en voudra donner ? quand les chefs seroient susceptibles de ce scrupule, les subalternes le seroient-ils ? et s’ils succombent, le secret de la Bastille n'assure-t-il pas leur impunité comme leur succès ? Tous achètent leurs places, je l’ai fait voir ci-dessus, Or, des hommes capables de donner de l’argent pour acquérir le droit de se souiller de cet infâme service parce qu’il est lucratif résisteront-ils bien courageusement à la tentaiion de le rendre plus lucratif encore par des complaisances bien payées?

J'insiste sur cette idée parce qu’elle m’a bien longtemps, bien cruellement occupé, ou plutôt déchiré; parce que dans le nombre innombrable des raisons qui prescrivent l’abolition

* de la Bastille, ou du moins de son régime, c’est la plus frappante. On peut tromper un souverain, même bien intentionné, au point de lui persuader que les prisons d’État en général et les ordres arbitraires qui les peuplent sont un accessoire inséparable du gouvernement, et nécessaires au maintien de l’ordre public comme à celui de la couronne. mais il n’y en a point à qui l’on püt persuader qu’il lui