Un agent secret sous la révolution et l'empire : le Comte d'Antraigues
204 CHAPITRE CINQUIÈME.
rendaient à leurs contemporains mépris pour mépris : « Avec qui me moquer du siècle? écrit le premier au second, une fois séparé de lui; avec qui maudire fant de perversité (1)? »
En 1802, au moment où d’Antraigues succombait sous les coups réunis de Razoumovwsky et de Thugut, son ancienne patrie venait à lui sous la figure d’un de ses compagnons d'enfance, et il ne pouvait s'empêcher de la reconnaître. Il conquérait d'emblée, en raison de précieux souvenirs, la sympathie discrète, mais eflicace, de l'ambassadeur français. Aprèsla paix de Lunéville, un de ses collègues aux États généraux, presque un de ses compatriotes, Champagny, vint représenter à Vienne le cabinet des Tuileries. Leur situation réciproque les condamnait à ne se voir qu'en maison tierce, et à ne point affirmer par des démonstrations affectueuses leur ancienne liaison. Cependant l'abbé Maydieu, jadis leur précepteur à tous deux, habitait Vienne; il les mit en face l’un de l’autre, secrètement et à leur aise, un soir d’avril, dans sa petite chambre du faubourg de Léopoldstadt. D’Antraigques confia au papier sur place, dans la nuit même, les paroles échangées entre eux, et fit contresigner son récit par le vieux prêtre qui avait été le témoin de l’entretien. Le nom et le passé des interlocuteurs, l'expression de leurs sentiments personnels mêlée à celle de leurs antipathies et de leurs espérances politiques, la date même de leur entretien donnent un intérêt et une couleur caractéristiques au dialogue qu'on va lire :
« Dès que j'entrai dans la chambre à dix heures du soir. Maydieu... vint au-devant de moi tenant Champagny par la main : « Mes enfants, nous dit-il, embras-
1) Jean de Müller à d'Antraigues, 12 juillet 1806. (A. F.) 8 J