Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt
SOUS LE CONSULAT. 33 l'a dit avec un ton parfaitement approprié; mais il à passé ensuite à une longue tirade « sur la Mort », extraite d’un poème inédit, Flmagination (1), et s’est mis alors à déclamer à la façon de ceux des acteurs des Français dont je n'aime pas le genre : des élévations et des abaissements rapides de la voix, des accélérations ou des ralentissements subits dans le débit, des enjambements d’un vers sur l’autre, sans donner le temps de respirer. Comme les orateurs précédents, il restait assis, pendant qu'il parlait, devant un pupitre en évidence, mais il se levait à chacune des poses marquant la fin des paragraphes. Il a répété cette manœuvre une trentaine de fois, se tenant debout dix à douze minutes, savourant les applaudissements qu'on ne lui ménageait pas.
On avait pu juger combien il était peu pénétré de la gravité de son sujet, en écoutant l’allocution enjouée, presque plaisante, dont il l’a fait précéder. « Je n’ai pas suivi, a-t-il dit, le conseil de Montaigne qui invite à se préoccuper beaucoup de la mort, afin de se la rendre familière. Je n’ai pas suivi davantage Lucrèce, qui invite à mépriser la mort, parce qu’elle met fin à tout. J'ai essayé de passer entre les deux. Il est remarquable, a-t-il ajouté, que Lucrèce se soit pendu, après avoir terminé son poème, et que l’un de ses traducteurs français ait poussé la fidélité envers l'original jusqu'à se pendre à son tour, sa traduction finie! » Le rire universel qui a éclaté à ce moment a été l’exorde, au moins singulier, de la déclamation un peu apprétée du poète.
Pendant la longue séance qui a précédé l'instant où Delille s’est fait entendre, il était demeuré immobile à sa place, assis à la grande table verte autour de laquelle
(1) Le poème l’Imagination n’a été publié qu’en 1806.