"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

LES ILLYRIENS AVANT « LA GUZLA ».

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esprit auquel les anciens rapportaient le triste phénomène du cauchemar . Le même mot, disait-il, exprime encore la même idée dans la plupart des dialectes slaves, chez les peuples de la terre qui sont les plus sujets à cette affreuse maladie. Il y a peu de familles morlaques où quelqu'un n’en soit tourmenté 1 ». Et après avoir donné cette explication qui a si bien l’air savante, il se met à broder dans son « poème esclavon » une étrange histoire sur un thème non moins étrange. Il y a un moment où l’esprit suspendu dans le vague de ses pensées... Paix !... La nuit est tout à fait sur la terre. Vous n’entendez plus retentir sur le pavé sonore les pas du citadin qui regagne sa maison, ou l’ongle armé des mules qui arrivent au gîte du soir : le bruit du vent qui pleure ou siffle entre les ais mal joints de la croisée, voilà tout ce qui vous reste des impressions ordinaires de vos sens, et au bout de quelques instants, vous imaginez que ce murmure lui-même existe en vous. Il devient une voix de votre âme, l’écho d’une idée indéfinissable, mais fixe, qui se confond avec les premières perceptions du sommeil. Vous commencez cette vie nocturne qui se passe (ô prodige!...) dans des mondes toujours nouveaux, parmi d’innombrables créatures dont le grand Esprit a conçu la forme sans daigner l’accomplir, et qu’il s’est contenté de semer, volages et mystérieux fantômes, dans l’univers illimité des songes. Les Sylphes, tout étourdis du bruit de la veillée, descendent autour de vous en bourdonnant. Ils frappent du battement monotone de leurs ailes de phalènes vos yeux appesantis, et vous voyez longtemps flotter dans l’obscurité profonde la poussière transparente et bigarrée qui s’en échappe, comme un petit nuage lumineux au milieu d’un ciel éteint. Ils se pressent, ils s’embrassent, ils se confondent, impatients de renouer la conversation magique des nuits précédentes, et de se raconter des événements inouïs qui se présentent cependant à votre esprit sous l’aspect d’une réminiscence merveilleuse 2 .

1 Préface àla première édition. Cette étymologie est très arbitraire ; le mot « esclavon » n’est pas smarra mais rnora (incube). Pourtant, ce n’était pas Nodier qui avait inventé le mot. M. Tomo Mâtié a bien trouvé un chapitre intitulé Incubo o Smarra dans la réfutation de Lovrich, Osservazioni sopra diversi pezzi del Viaggio in Dalmazia del Signor Abate Alb. Fortis (p. 201). 2 Smarra, pp. 11-13.