"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

« HYACINTHE MAGLANOVICH. »

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Suivant l’avis du voivode, J’eus soin de le [Maglanovich] faire boire, et mes amis, qui étaient venus nous tenir compagnie sur le bruit de son arrivée, remplissaient son verre à chaque instant. Nous espérions que quand cette faim et celte soif si extraordinaires seraient apaisées, notre homme voudrait bien nous faire entendre quelquesuns de ses chants. Mais notre attente fut bien trompée. Tout d’un coup il se leva de table et se laissant tomber sur un tapis près du feu (nous étions en décembre), il s’endormit en moins de cinq minutes, sans qu’il y eût moyen de le réveiller. Je fus plus heureux une autre fois : j’eus soin de le faire boire seulement assez pour l’animer, et alors il nous chanta plusieurs des ballades que l’on trouvera dans ce recueil. Il me quitta d'une façon étrange : il demeurait depuis cinq jours chez moi, quand un matin il sortit, et je l’attendis inutilement jusqu’au soir. J’appris qu’il avait quitté Zara pour retourner chez lui N’en déplaise à M. Louis Léger qui veut que « l'ivrognerie soit très rare chez les Slaves méridionaux 2 », Mérimée ne se trompe nullement dans ce qu’il avance. Voici, en effet, les termes dans lesquels s’explique Karadjitch, sur le compte d’un célèbre guzlar, le vieux Miliya, qu’il avait eu occasion de fréquenter quelque temps : Quelques jours après arriva le knèze 3 , amenant Miliya. Mais quand je me fus mis en rapport avec ce dernier, ce fut pour moi un nouveau sujet de souci, et toute ma joie fît place d’abord à une triste déception. Non seulement Miliya, comme tous les chanteurs (qui ne sont que chanteur s},-as savait pas réciter, mais uniquement chanter, mais ceci même il ne le voulait pas faire à moins d’avoir de l’eau-de-vie devant lui. Or, à peine y avait-il goûté que, affaibli soit par l’âge, soit par l’effet de ses blessures (il avait eu jadis la tête hachée de coups de sabre dans une rixe avec un Turc de Kolachine), il s’embrouillait tellement qu’il devenait incapable de chanter avec tant soit peu d’ordre et de régularité. Miliya en savait beaucoup d’autres, mais il ne me fut pas donné de profiter de cette occasion unique. L’oisiveté et le travail que je lui imposais commençaient à peser au vieillard ; de plus, il se trouva là

1 La Guzla, pp. 10-11. 2 La Nouvelle Revue du 15 juillet 1908, p. 451. 3 Knèze, petit chef local.