La Serbie

RÉDACTION et ADMINISTRATION

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Paraissant tous

Rédacteur en chef: Dr Lazar Markovié,

La question yougoslave et les Alliés

La question yougoslave s’est développée

"et vint'a maturité idéperdimment de là

grande politique européenne. Il n’y a pas longtemps que cette question, dans son ensemble, était considérée comme une utopie pernicieuse au maintien de la situation politique existante et l’on n’en tenait compte que pour l'enregistrer comme un phénomène négatif et sans importance. Le fardeau d’une conception aussi erronnée de notre question nationale retombait de tout son poids sur la Serbie.

C'est à la petite et faible Serbie qu'in-

coinbait la tâche d’affranchir notre berceau national, notre patrie classique: la Macédoine. La Serbie, tout en s’en acquittant avec honneur, se heurta à la complexité des intérêts des Puissances, lesquelles, depuis le Congrès de Berlin, veillaient à l'intégrité de l'Empire ottoman qu'elles considérèrent comme une nécessité absolue et indiscutable. Ensuite, la Serbie devait aussi penser à ses fils vivant sous la domination de l’Autriche-Hongrie. En ce qui concerne la solution de cette question, l'Europe entière se montra intransigeante envers les aspirations nationales de la Serbie. L’archaïque et chimérique dogme, d’après lequel la double monarchie devrait être conservée dans l’intérêt de l'équilibre européen, avait sapé les bases de la réalisation de nos aspirations nationales. Le Congrès de Berlin avait remis entre les mains de l’Autriche-Hongrie le sort du Piémont yougoslave, dè la Serbie, de sorte que la question de notre unité nationale restât à la merci de son pire ennemi, l’Autriche-Hongrie. L'Europe avait ainsi condamné la Serbie au dilemme suivant: ou périr ou consentir à être le vassal, l'avant-garde du germanisme. Et la Serbie choisit la première possibilité en refusant non seulement de se faire l’avant-garde du germanisme, mais en outre en se proposant d’être la barrière contre lui.

En 1908, nous avons fait sentir à l'Europe qu’il existe une question nationale qui devrait être mise à l’ordre du jour, la question yougoslave. L'’énergique protestation de la Serbie contre l’annexion forcée de la Bosnie-Herzégovine avait sorti l’Europe de sa béatitude et ébranlé le fragile édifice de la double monarchie. Mais tout de même l'Europe ne comprit pas la portée de ce mouvement national. .

Les guerres de 1912-1913 ont démontré à nos amis et à nos ennemis la valeur réelle du Piémont yougoslave, la Serbie. Les années de 1912 et‘1913 ont fait comprendre à Vienne et à Berlin le danger de l'apparition de la question yougoslave. L'Etat-monstre du dualisme germano-magyar qui vit au dépens des peuples slaves opprimés, devait nécessairement se décomposer ce que prouvait, d’ailleurs, la fermentation dans le sud de la Monarchie qui se manifesta à la veille de 1914. Les tendances yougoslaves qui revêtissaient un Caractère d'actualité pressante furent un symptôme des plus sûrs du morcellement qui menaçait la Monarchie.

Le manifeste du Parlement serbe de 1914 qui visait la création d’un Etat yougoslave indépendant qui engloberait tous les Serbes, Croates et Slovènes, ne fut pas bien saisi dans les milieux politiques de nos alliés. Cependant, bien avant ce manifeste, au début même de la guerre, l’Autriche-

Hongrie se mit à l’œuvre d'extermination: des classes intellectuelles yougoslaves qui pourraient servir de guide au peuple. Tous les intellectuels yougoslaves qui furent jugés par l’Autriche-Hougrie capables de travailler à l'émancipation du peuple, trouvèrent place sur le banc des accusés pour « haute-trahison » et furent écroués au cachot. Quand nous songeons à nos frères russes, il ne nous paraît pas trop étonnant que nos amis anglais et français ne se soient pas aperçus, dans la première année de guerre, de cette lamentable situation. Lorsque nos hommes politiques travaillant à notre unité nationale avaient fait connaître au public russe les idées de l’unité nationale yougoslave, les « milieux slavistes » de Russie nous traitèrent d’impérialistes, ne sachant évidemment pas que l’unité du peuple yougoslave n’est pas plus « impérialiste » que ne le fut l’unité du peuple italien.

Ce n’est qu'après trois ans d'efforts, de lutte, de souffrances surhumaines et de sacrifices immenses que l’opinion publique de nos alliés commence à se rendre compte de la légitimité et de la justesse de notre unité nationale. Mais l’opinion publique est séparée des cabinets de ministres par une distance que l’on doit encore parcourir, Pour démontrer l'exactitude de cette opinion nous nous référerons à la question polonaise en faisant un parallèle avec la nôtre.

La question yougoslave et la question polonaise ont beaucoup de ressemblance, elles sont presque identiques quant à leur

de vue international. Cependant, la question polonaise a, depuis bien longtemps, passé de l’opinion publique à la politique réelle des cabinets alliés. La délivrance et l'unité du peuple polonais ont trouvé place dans les programmes de tous les alliés comme une condition essentielle de la paix. Ce n’est pas la conséquence des sympathies pour le noble peuple polonais mais bien le résultat d’une conception claire et juste de la question polonaise. Une Pologne grande et forte est nécessaire aux Alliés; une Pologne libre et unie doit empécher la pénétration allemande dans l'Orient slave. La nécessité de créer une telle Pologne se fait surtout sentir depuis la révolution en Russie; les patriotes aussi bien que les socialistes russes s’en rendent parfaitement compte. C’est pour cette raison que tout le monde considère la restitution de la Belgique et de la Serbic avec le Monténégro, le retours de l’Alsace-Lorraine à la-France et la reconstitution de la Pologne comme le minimum des revendications des Alliés.

La question yougoslave ne fait donc pas partie du programme minimum des Alliés, mais elle appartient au nombre de questions à résoudre, au nombre de questions qui seront réglées par la réalisation du principe en vertu duquel les peuples sont libres de disposer d'eux-mêmes. Ce principe a sa base réelle dans la décision des Alliés de ne mettre qu’une fin victorieuse à cette lutte, dans le programme de guerre de la République d’outre-mer, dans notre ferme volonté d’aller jusqu’au bout dans la voie de notre émancipation nationale, dans les sympathies de nos Alliés pour notre cause équitable et légitime. Cependant, il est nécessaire, il est indispensable que nos

aspect intérieur et leur importance au point

10 centimes

les Samedis professeur à l’Université de Belgrade

Alliés se fassent une conception claire et juste de l’utilité réelle qu’ils tireront de notre délivrance et de notre unité nationales.

. La résistance de la Serbie à la pénétra‘militaire des troupes austro-allemandes fut pour les Alliés un héroïsme épique, un miracle d’exploits, une grande épisode de guerre. Ce fut au moment où la Serbie succombait à la triple invasion ennemie qu’on releva la réelle et grande importance que représentait pour les Alliés le petit front serbe. Cela à lui seul suffirait à démontrer qu’un Etat yougoslave des Serbes, Croates et Slovènes est appelé à jouer un rôle aussi important que la Pologne. Un Etat yougoslave au sud aura pour les Alliés la même importance qu’une Pologne au nord; notre devoir est d'en persuader les Alliés et alors nous pouvons considérer notre question nationale comme ayant eu raison des erreurs

JOURNAL POLITIQUE HEBDOMADAIRE

a —————_—_—_—_——————— ————————— —— #2

Genève, Samedi 2 Février 1918

qu'ont eues jusqu’à maintenant nos amis et alliés.

Lorsqu'on se fera l’idée juste de l’importance d'un Etat yougoslave, tous les comprotmis-canclus à notre détriment n’auront plus leur raison d’être et devront, par conséquent, être annulés. Ni au point de vue pratique ni au point de vue moral, il ne serait possible de demander maintenant pour donner suite à quelque compromis, de mutiler l'intégrité du peuple polonais; pourquoi serait-il donc possible de le demander à l'égard de notre peuple et cela surtout pendant que nous restons en communauté de guerre avec les Alliés? Nous méritons d’être traités avec équité et justice par les Alliés. Il est donc de leur propre intérêt d’être équitables envers nous au moment de résoudre notre problème national.

M. P. Cemovié.

La « force attractive » de l’Allemagne

Le comte Czernin s'est enfin prononcé sur le sort qu'il daïigne réserver à la Serbie. , Quant à la Serbie, a-t-il dit dans son exposé devant la Commission des affaires étrangères, je me refuse à figurer comme l'assurance pour les aventures militaires de nos ennemis. Je me refuse à faire à nos ennemis qui persiseut. à mouloir luftor ;. jusqu'à.-la-vicioire finale “, des concessions unilatérales; dont la Monarchie aurait à souffrir d'une manière permanente et qui donneraient à nos ennemis l'avantage inappréciable de pouvoir traîner la guerre à l'infini, relativernent sans risques. Ainsi le comte Czernin confirme l'exactitude des affirmations de son confident en Suisse, M. Slepanek. Celui-ci disait en effet aux Serbes: — Demandez d'abord la paix et alors vous verrez quelles conditions avantageuses vous obtiendrez de nous ! Le comte Czernin suggère la même idée: il vouarait d'abord voir les Serbes abdiquer leur unité et leur indépendance nationales pour leur faire après la grâce de les ldisser vivoter, mutilés et politiquement asservis. C'est ce qu'il appelle , la paix sans annexions et avec le droit des peuples de disposer de leur sort ! “

Le collègue du comte Czernin, le chancelier de l'Empire allemand, le comte Hertling, pour se faire complaisant envers le , brillant second “, n'a pas même voulu parler de la Serbie et des autres

peuples balkaniques. , Je laisse au ministre des affaires étrangères de la Monarchie le soin de répondre sur les points 9, 10 et.11 des propositions de M. Wilson “. C'est pour dire que l'AutricheHongrie serait seule compétente pour trancher les questions citées, une affirmation qui a dû beaucoup égayer le public. Ce quisf cependant le nlus intéressant, c'est que le troisième ministre, M. de Kühlmann, n'a pas suivi la consigne, et, pressé par la critique des députés socialistes, il a expliqué comment l'Allemagne et son alliée l'Autriche-Hongrie, s'imaginent l'avenir des petits peuples, y compris naturellement la Serbie: , Nous reconnaissons, a-t-il dit, le droit des peuples de disposer de leur sort, mais nous ne voulons pas empêcher que l'Allemagne exerce sa force attractive sur les petits peuples limitrophes “. Voilà donc la formule trouvée : Pas d'annexion, mais uniquernent l’attraction! L'atfraction ne suppose pas la violence; elle exprime plutôt quelque chose de naturel, d'irrésistible et qui ne saurait être évité. Ainsi les peuples attirés n'auront aucun motif de se plaindre d'une telle mesure, qui est la conséquence logique de leur voisinage de l'Allemagne, ce gros aimant du monde entier et dont les charmes doivent entratner aussi la Serbie dans l'orbite germanique. Auch nicht schlecht !

LES PROPOS D'UN INTRIGANT

— Le comte Andrassy et la paix —

Le comte Jules Andrassy a publié dans la « Revue politique internationale » (octobre-décembre) sous le titre « La GrandeBretagne et la paix » une réponse à Lord Lansdowne. Dans cette réponse, le comte Andrassy soutient que la Grande-Bretagne peut rendre au monde entier l'immense service de sauver l'humanité du chaos indescriptible et l’Europe de la déchéance irrémédiable qu’entraînerait la guerre à outrance. « Pour cela — dit Andrassy — elle n’a qu’à suivre les conseils de Lord Lansdowne. » Les Alliés l’écouteront sans aucun doute, la Hongrie et l'Autriche l’appuieront chaleureusement. Les questions qui nous intéressent sont liquidées par les résultats acquis de la guerre « En fait, le Mittel-Europa étant déjà réalisé, le comte Andrassy se demande avec étonnement à

quoi bon prolonger encore la lutte? Et i déclare son pays prêt à assumer le rôle d’un honnête courtier » (le terme honnête ne manque pas de saveur.) Il voudrait engager la conversation avec l’Angleterre par dessus la tête de ses alliés auxquels il croit ainsi ne devoir faire aucune concession.

Il faut admirer la ténacité avec laquelle le comte Andrassy s’acharne à plaider une cause aussi mauvaise que celle de la paix Lansdowne ; une paix basée non pas sur des principes mais sur l’opportunisme et comportant forcément le maintien du système actuel en Europe, ainsi que la conservation de cet édifice délabré que l’on nomme l’Autriche-Hongrie. Il est vrai qu’au bout de ses efforts pacifistes le comte Andrassy entrevoit déjà comme récompense le poste de chancelier, ce qui stimule sans