La Serbie

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Genève, Lundi 18 Novembre 1918

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JOURNAL

L'Etat des Serbes, Croates ef lovènes

C'est dans la ville de Rousseau qui vient de

naître l'unité politique de la nation serbo-

_ croate et slovène. L'idée de cette unité y trouva, dès le début, un accueil sympathique, et les préparatifs nécessaires à la formation du nouvel Etat y rencontrèrent un soutien moral des plus efficaces. L'appui de la presse romande ne fit jamais défaut à notre cause. À l'époque même où l'avenir de notre nation n'apparaissait pas aussi brillant qu'aujourd'hui, l'opinion suisse se fit un devoir de ne pas nous abandonner à notre sort, et nous prêta son concours précieux. Cela ne veut pas dire qu'on n'y entendit jamais d’autres voix. On se souvient que, tout récemment encore, un jour naliste eut la prétention de donner des leçons aux nations opprimées de l’Autriche-Hongrie, affirmant que le principe des nationalités ne

pouvait lutter contre la géographie. Mais c'était

là des voix isolées qui, pour l'honneur de la Suisse, ne trouvèrent pas d’écho.

Le peuple serbe, croate et slovène n'oubliera jamais les services rendus à sa cause par l'opinion publique du plus ancien des Etats

. démocratiques.

En fixant grosso modo les formes de l'organisation du nouvel Etat, on s’inspira des principes qui ont servi de base à l'Etat suisse. La souveraineté du peuple fut la première norme et le point de départ de ces travaux.

Les hommes politiques qui se réunirent la

semaine passée à Genève pour y proclamer la constitution du nouvel Etat et déterminer l'organe qui le représentera à l'étranger ont agi avec des scrupules qui, de prime abord, paraissent quelque peu exagérés. Conscients de la responsabilité immense qu'ils avaient assumée, et désireux de ne pas léser les droits de qui que ce soit, ils se sont arrêtés presque à mi-chemin. Par leur action, ils n'ont voulu préjuger d'aucune question intérieure ni, par _ des décisions prises à la hâte, suggérer des solutions quelconques des problèmes touchant à l'organisation future du nouvel Etat. Ils ont limité leur action strictement aux questions des rapports du nouvel Etat avec l'étranger. Allant au plus pressé, ils constituèrent un (organe central» destiné à la direction des affaires extérieures de la nation tout entière, la solution de ces affaires ne souffrant aucun retard. Quant aux autres problèmes, leur solution est laissée à la Constituante, celle-ci étant seule competente pour les régler définitivement. Jusqu'à la réunion de la Constituante le pacte de Corfou

reste en vigueur comme Charte provisoire de.

la Yougoslavie. D'après la Déclaration de Corfou, signée en juillet 1917, par M. Pachitch et M. Troumbitch, président du Comité Yougoslave de Londres, l'Etat serbe, croate et slovène sera un royaume constitutionnel, organisé suivant les principes de la plus large démocratie politique et sociale. Bien que le nouvel Etat soit unitaire, les diverses parties conserveront leur autonomie administrative. La déclaration a expressément reconnu la dynastie des Karageorgevitch comme dynastie régnante, mais il est entendu que ce choix sera soumis à l'approbation de la Constituante.

Pour le moment un seul organe central symbolise l'unité politique du nouvel Etat, mais d'autres organes unitaires seront bientôt créés (Finances, Armée, Communications, Justice), dont la compétence s'étendrait sur toute la nation. L'organe central, qui vient d’être. formé, se compose de six membres, dont trois sont nommés par le gouvernement serbe et trois autres par le Conseil National de Zagreb.

En agissant comme ils ont agi, les hommes politiques n’ont fait que le premier pas: On ne peut pas dire que ce qu'ils ont fait a été mal fait, mais plutôt qu'ils auraient pu faire davantage, En toute évidence ils ont marché beau coup moins rapidement que no5 afmees: Tandis que celles-ci dans leur marche victorieuse

brülaient les étapes, les politiciens, eux, ne procèdent que par étapes et avec précaution: Il leur manque, cela ne fait aucun doute, l'enthousiasme et la chaleur que donne le contact du sol natal. |

L'esprit d'émigration n’est pas très favorable à la fusion qui doit s’opérer entre les trois branches d'une même nation, fusion qui doit être autant morale que politique. L'esprit seul dans ce cas n'est pas à même de créer une

œuvre durable. Il le sera cependant s'ils est.

secondé par le sentiment, et ce sentiment, pour l'éprouver, il faut être dans le pays, parmi les siens. [l aurait fallu que les délégués se sentissent soutenus et comme emportés par le souffle patriotique de leur pays. Car, dans la volonté sublime de s'unir, celui-ci serait prêt à tous les sacrifices nécessaires pour réaliser cette

union. Si les délégués s'étaient trouvés en con-. tact direct et permanent avec le pays, ils n'au-

raient pas eu à se demander à chaque instant si, dans leurs actes, ils s’écartaient de la ligne à suivre et s'ils agissaient conformément à la volonté de la nation dont on fixait le sort. C'est M. Pachitch président du Conseil, pour la Serbie, et M. Korochets, président du Conseil National des Serbes, Croates et Slovènes, pour la partie de la nation qui vient d'être libérée de la domination austro-hon-

groise, qui signèrent l'acte constitutif du nou- ;

vel Etat.

C'est sur la base ethnique et en tenant à

compte du caractère national des populations qu'ils fixèrent les limites du nouvel Etat. Ils tenaient également compte du principe de l'auto-disposition proclamé par le président Wilson. C’est pourquoi le geste itréfléchi commis ces derniers jours par les Italiens en occupant des villes et des îles dalmates dont la population serbo-croate venait à peine de se libérer a causé de l’étonnement et presque de la stupeur. On avait vraiment peine à comprendre cette action après les résolutions de Campidoglio et après toutes les déclarations faites au Congrès de Rome, par des personnalités officielles.

Cette action, qui ressemble fort à une aventure, risquerait de compromettre les relations de l'Italie avec l'Etat nouvellement créé. Il faut pourtant espérer que le bon sens du peuple italien prendra le dessus et qu'on finira par comprendre en Italie que l'amitié de douze millions de Yougoslaves est préférable à la possession illégitime des quelques villes de Dalmatie et du Frioul. Nous ne voulons donc pas croire que l'Italie viendra ternir par une injustice criante l'éclat de la grande époque qui s'ouvre par le triomphe de la Justice.

M. D. Marincovitch.

Une déclaration du prince héritier Alexandre

Le « Times » du 7 novembre publie la déclaration suivante faite par le Prince Alexandre de Serbie à son correspondant particulier M. G. Ward Price, à Skoplje :

« Notre joie.de revenir à Skoplié, l’ancienne capitale serbe, est fortement troublée par la vue des dévastations commises par nos ennemis et par les atrocités pratiquées pendant les trois ans de leur domination. Vous aves vu vous-mèmes ce qu’on a fait ici et je fais appel à votre impartialité afin que vous nous disies st un peuple qui

est coupable de tels crimes peut encore avoir le

droit d’entrer, après la guerre, dans la Ligue des Nations, aussi longtemps que sa nature restera inchangée. Grâce à la vaillance des troupes serbes et à l’appui puissant de toute l’armée alliée, un de nos ennemis vient d'être mis à terre. L'autre, les Autrichiens, ne peuvent se maintenir dans de telles conditions, aussi détruisent-ils tout ce qu'ils ne peuvent emporter, afin d’épuiser complètement le pays

POLITIQUE HEBDOMADAIRE Paraissant tous les Lundis Rédacteur en chef : Dr Lazare MARCOVITCH, professeur à l'Université de Belgrade

qu'ils sont obligés d'abandonner. Ces destrue-

tions dont vous êtes Le témoin oculaire sont le

but principäl de nos ennemis qui, ne pouvant anéantir la nation serbe, tentent maintenant de

Paffaiblir et de briser l'esprit. national qui s'op-

pose à leurs ambitions impérialistes.

… L'armée-serbe n'a pas de visées impérialistes. PANNE pate d'UnÉRATIOn fortement démucru: tique, elle a lulté uniquement pour la liberté et

l'indépendance. La Serbie étendue dans la

Yougoslavie par son union avec des populations qui sont le sang de son sang, pourra enfin jouir de là paix à laquelle elle aspire depuis st longtemps. Les soldats que vous avez ous se battre si courageusement pour leur indépendance reviendront les paysans les plus pacifiques dès que la:paix sera signée. Les institutions démocratiques et les principes humanitaires que la Serbie

n'a pas abandonnés même dans les combats les

plus sanglants contre un ennemi sans scrupules, : feront de la nation serbe un membre loyal et

sincère de la Ligue des peuples qui doit naître

À de cette guerre.

LA VICTOIRE!

Une joie immense vient de se répandre dans le monde entier à la nouvelle de la _capitulation de l'Allemagne. Les complices ayant posé les armes l’un après l'autre, d’abord le Bulgare, spéculant comme toujours, ensuite le Turc, malandrin et fataliste, après eux l’Austro-Magyar déjà a | l'agonie, est venu aussi le tour de l'acteur principal, du chef de toute l’entreprise. Le | cauchemar germanique dont le spectre noir bantait le monde par la figure sinistre de la «paix armée», est définitivement dissipé. Tous les peuples pourront, pour la première fois dans l’histoire, respirer librement l'air frais d’une véritable Société des Nations. Leur avenir ne dépend plus que d'eux-mêmes, leur sort étant remis dans leurs propres mains. Nous ne sommes pas à même de mesurer aujourdhui toute l'étendue de la Victoire et de comprendre toute son importance. Ce qui est certain, c’est qu’elle apporte à la Serbie et à toute la nation serbe, croate et slovène à la fois l'union et la liberté. Le martyre du peuple serbe n’aura pas été inutile. Le haut idéal de l’union nationale auquel la Serbie avait tout subordonné a fini par triompher complètement. Quelle belle satisfaction pour le peuple serbe, quelle revanche sur la force brutale et la préméditation criminelle de Berlin, Vienne, Budapest, Sofia et Constantinople !

L'œuvre accomplie par la Serbie dans cette lutte contre l'oppression appartient à l'Histoire. C’est à elle de rendre hommage aux hommes d'Etat serbes, qui surent conduire le pays vers sa mission historique. C’est à elle de glorifier l’armée serbe, dont la bravoure et l’endurance émerveillèrent ami et l’ennemi. C’est à elle enfin de juger

des fautes et des erreurs commises. Cela ne doit pas pourtant nous empêcher defrelever que la conception serbe de l'union yougoslave triomphe sur la conception fallacieuse d’une éventuelle Yougoslavie dans le cadre de la Monarchie des Habsbourg. Comme le député allemand Wendel l'a précisé, il y à deux mois, dans la « Neue Rundschau », l'union serbo, croate et slovène devait se faire, avec les Habsbourg ou avec les Karageorgévitch. Pour détruire d'avance toutes les chances de la solution serbe, l'Autriche s'était décidée en 1914 à une guerre préventive contre la Serbie, Le coup n’a pas porté et le petit Piémont, malgré les indicibles souffrances subies a eu le dessus. Cest cette lutte inégale de David serbe contre le Goliath austro-germano-bulgaro-magyar qui a conféré à la Serbie le titre de Piémont, titre glorieux mais qui ne saurait porter aucun ombrage aux autres parties de la nation. La Serbie a fait son devoir, simplement, noblement.

Suisse... Gfr. — parun Autres pays. Ofr.— » 8!

ABONNEMERT }

Dans la grande famille réunie, elle n’aspire à aucune situation particulière. C’est l’éga lité absolue, l'égalité politique, économique, sociale et autre qui est inscrite sur son programme pour l'organisation intérieure de la nation unie.

‘A VAssemblée constituants," la Serbie héroïque n'aura pas à rougir de la Serbie démocratique. L'Etat des Serbes, Croates et Slovènes se rangera dignement à côté des démocraties du monde entier.

L. M.

Ce réveil du nationalisme italien

L’écroulement de l’Autriche-Hongrie a délivré l'Italie de la situation difficile d'avant la guerre, où elle avait à choisir ou l'alliance ou la guerre avec la Monarchie des Habsbourg. Get Événement si important pour le développement ultérieur de la civilisation latine, a donné lieu cependant à la renaissance du nationalisme italien, non pas de ce nationalisme sain et légitime tendant à l’union des membres d’une même famille, mais d’un nationalisme outré qui n’est qu’un chauvinisme dangereux, parce qu'il repose sur le pur impérialisme. Se basant sur les clauses malheureuses de l'armistice, les troupes iltaliennes se livrent à l’occupation de toute l’Istrie et des villes et des îles dalmates. Les Italiens ont occupé aussi

-Fiume, quoique l'armistice ne lesautorisät-

pas à le faire. On a même organisé une visite des Italiens de Fiume à Rome, tâchant de créer des faits accomplis que la nation serbe, croate et slovène ne pourra et ne voudra pas accepter. Sans parler de la presse nationaliste, citons le « Corriere della sera » qui, contrairement à son attitude dans la question yougoslave et à ses engagements depuis le Campidoglio, publie des articles (voir le numéro du 8 novembre) de Fraccaroli, dans lesquels on lit ces lignes effarantes : «L'Italie s'étend, s'élargit, Trieste, Fiume, Zara, Pola, Sebenico, Capodistria, Pirano e i centri minori»!

Nous considérons de notre devoir d’attirer l’attention sur ce réveil du nationalisme italien, qui a déjà fait beaucoup de tort à l'Italie et au peuple italien et qui aujourd'hui menace de troubler les rapports italoslaves. Quels sont les sentiments de la population en question, un télégramme envoyé au « Temps » (numéro du 9 novembre), par son correspondant à Rome, nous renseigne exactement. On y lit notamment :

« Les troupes italiennes, envoyées pour occuper, conformément aux clauses .de l'armistice, les îles et les côtes dalmates, ont trouvé le meilleur accueil parmi la population yougoslave de ces lieux. Lorsque les forces italiennes ont débarqué, elles ont trouvé tous les édifices publics pavoisés aux couleurs yougoslaves et alliés. Des seclions de Sokols (gymnastes slaves) et des musiques jouant les hymnes nationaux yougoslaves et alliés, ont rendu les honneurs pendant que la foule, qui portait des écussons ornés des portraits de Wilson, de Trumbitch et de Korochets, criait en serbo-croate : «Vive Wilson! Vivent les alliés ! Vive la Yougoslavie libre:! ».

Le commandant des forces de débarquement ayant fait arborer le drapeau italien, les autorités locales, qui attendaient qu'on arbore aussi les autres drapeaux alliés, le saluëèrent comme symbolisant tous les Etats de l’Entente ».

C'est très sobre, mais très clair,