Mirabeau et Tacite

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phrases il fait éprouver une sensation profonde; ses ouvrages respirent la vertu la plus pure ; ses idées sont justes et fortes ; bien différent de certains auteurs de nos jours, il dédaigne les grands mots et les déclamations. Sa conscience seule est son guide ; il ne dit que ce qu'il sent ; et qui mieux que lui, a senti l'amour de la patrie et la haine de latyrannie ? Il aime le genre humain, et, lorsqu'il dénonce à la postérité les crimes des oppresseurs de son temps, c’est avec cette noble modération et cette frappante vérité, qui seules sont dignes de l'histoire !

« Pour bien traduire ce grand homme, il faudrait être bref, sans obscurité; il faudrait s'approcher de la force de son style, sans s'éloigner de sa simplicité pleine de noblesse. Ces conditions me semblent bien difficiles à remplir; aussi je réclame votre indulgence pour ma Vie d’Agricola.. D'ailleurs, quelque affaibli que soit Tacite dans ma traduction, vous y trouverez toujours des pensées nobles et généreuses, si bien faites pour émouvoir une âme comme la vôtre! » Ilest très curieux de relever que ce jeune Bonaparte avait, à l'opposé du fondateur de sa famille, l'amour de Tacite. On sait en effet, et je n'y insiste pas ici, combien Napoléon I‘ détestait l’auteur des Histoires et des Annales et de quel ressentiment injuste il le poursuivait. Il se croyait atteint lui-même dans la personne des Césars. Mais malgré son opinion défavorable à Tacite, la Vie d’Agricola restera le chef d'œuvre du grand historien (1). Je me rappelle quelques lignes saisissantes de Berryer à son neveu, qui méritent de trouver place dans ce court préambule. Les voici dans leur teneur exacte : « Ce que tu medis d’Agricola est bien apprécié. Là sont, en effet, des pages les plus belles, des pensées les plus ékevées, des mouvements les plus éloquents que l'antiquité nous ait laissés. Tu as raison de rapprocher cette fin d'Agricola : Tu vero felix Agricola… Si quis piorum manibus locus. des hautes pensées et du splendide langage des oraisons funèbres de Bossuet. »

Cette Vie d'Agricola écrite quatre ans après sa mort, en l’an 98 de J.-C., au commencement du règne de Trajan, a ému et inspiré des génies tels que Bossuet, Racine, Montesquieu. Le tableau de la tyrannie romaine est sorti de la main d’un maître. Il est d’une telle intensité de couleurs que les tons en sont restés aussi vivants qu'au premier jour. Comment ne partagerait-on pas, aujourd’hui encore, la légitime indignation de Tacite, et ne serait-on pas profondément ému en relisant cette tragique des-

(1) On a pu dire que c'était « la plus belle biographie qui ait été écrite dans aucune langue. » (Ch. Louandre, Traduction de Tacile).