Napoléon Bonaparte, drame en six actes et en vingt-trois tableaux

NAPOLÉON.

xaArOLÉON. Ah! j'aime peu votre littérature moderne, Talma ! elle a pris autant de peine pour s'éloigner de ses deux grands modèles , Corneille et Molière, que les Grecs en prenaient pour se rapprocher d’Eschyle et d’Aristophane. — Legouvé et Dubelloy ont eu un instant l'intention de nous faire une littérature nationale ; __ mais comme ces gardiens chargés de conserver les monumens du moyen âge, qui font blanchir les vielles statues couchées sur les vieux tombeaux, — Dubelloy badigeonne Bayard , et Legourvé regratte Henri IV. - Quand nous imiterons les Grecs , que ce soit sur des sujets grecs, et alors ne nous écartons pas de leur belle simplicité. — Voyez l'Agamemnon de Lemercier.…— Il faudra cependant en venir là, Talma, que l’on parlât comme la nature. — Je suppose qu’un jour on me mette en scène, moi! — Croyez-vous que je me ressemblerai si l’on me fait faire des phrases sonores et de grands gestes, moi—bonhomme ,—qui n’ai d'éloquence que par boutade, et qui gouverne Je monde — les bras croisés.

TALMA. Votre Majesté a dû voir que cette opinion est la mienne.

NAPOLÉON. Oui, oui, vous êtes toujours simple et naturel, vous.Aussi a-t-0n été long-tems sans vous comprendre. Vous jouerez le rôle d’Auguste, Talma, — et je voudrais qu’Alexandre fût là ce soir pour vous entendre dire: « Soyons amis, Cinna. » — Adieu; voilà Caulaincourt que j'ai fait demander.

TALMA. Adieu, sire.

NAPOLÉON. À propos : — ils disent que c’est vous qui im’apprénez à me tenir sur mon trône; c’est pour cela que je m'y tiens bien. — À ce soir. ( Se retournant. ) Je ne suis pas content de vous, Caulaincourt.

CAULAINCOURT , qui entre. Et comment aurai-je eu le malheur dé déplaire à Votre Majesté ?

NaroLéon. Vous blämez hautement la campagne de Russie.

CAULAINCOURT. Oui, sire.

nAPOLÉON. Et quels sont vos motifs ? Parlez ; vous savez que j'aime qu'on soit franc.

CAULAINCOURT. Sire, jusqu'à présent nous n'avons combattu que des hommes, et vous avez vaincu; — mais la Russie! une campagne n’y est possible que de juin à octobre : hors l'intervalle compris entre ces deux époques ; une armée engagée dans ces déserts de boue et de glace y périt tout entière sans gloire ! La Lithuanie est l'Asie encore plus que l'Espagne n'est

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l'Afrique. Les Français ne se r'éconnaissent plus au milieu d’une patrie qu'aucune frontière ne limite. On ne s'étend pas ainsi sans s’affaiblir. C’est perdre la France dans l'Europe... Car enfin, lorsque l’Europe sera la France, il n’y aura plus de France. Déjà même le départ de Votre Majesté la laisse solitaire, déserte, sans chef, sans armée. — Qui donc la défendra?

NAPOLÉON. Ma renommée. J'y laisse mon nom et la crainte qu’inspire une nation armée.

cauLzarxcOURT. Je ne parle encore que de succès; mais en cas de retraite, sur quoi s'appuiera Votre Majesté? sur la Prusse, que nous dévorons depuis cinq ans, et dont l'alliance n’est que feinte ou forcée?

naroLéox. Ne suis-je pas assuré de sa tranquillité par l'impossibilité où je l'ai mise de remuer, même dans le cas d’une défaite? Oubliez-vous que je tiens dans ma main sa police civile et militaire? D’ailleurs , ne puis-je pas compter sur sept rois qui me doivent leurs nouveaux titres ? Six mariages ne lient-ils pas la France avec les maisons de Bade, de Bavière et d’Autriche? Tous les souverains de l’Europe ne doivent-ils pas être effrayés comme moi du gouvernement militaire et conquérant de la Russie? de sa population sauvage qui s’augmente d’un demi-million d'hommes tous Les ans? Pourquoi menacer mon absence des différens partis existans dans l’intérieur de l'empire? Je n’en vois qu'un seul : celui de quelques royalistes, Eh bien! qu'ai-je besoin d’eux ? Quand je les soutiens, je me fais tort à moi-même dans l'esprit du peuple; car, que suis-je , moi? roi du tiers-état; n'étant pas né sur le trône , il faut que je m'y soutienne comme j'y suis monté ,—par la gloire. Un simple particulier comme j'étais, devenu souverain comme je le suis, ne peut plus s’arrèter; il faut qu'il monte sans cesse; où il redescend à compter du jour où il reste stationnaire. Ces honunes que ma fortune a hissés après elle n’ont déjà plus assez de leurs bâtons de maréchaux. C’est à qui Les échangera contre des sceptres et des couronnes; ma famille me tiraille de tous côtés par mon manteau impérial ; chacun réclame un trône, ou pour le moins un grand-duché. Il semble, à entendre mes frères , que j'aie mangé l'héritage du feu roi notre père. Eh bien ! le moyen de contenir toutes ces ambitions, de réaliser toutes les espérances, c’est la guerre, la guerre toujours! — Et croyez-vous donc que je n’en sois pas las de la guerre? L'empereur Alexandre pèse seul au som-