Un agent secret sous la révolution et l'empire : le Comte d'Antraigues

298 CHAPITRE SEPTIÈME.

« D'après ce que me racontent tous ceux qui viennent du pays que vous habitez, je vois qu'il n'y existe plus pour nous de contemporains, et que, si j'y allais, j'y serais tout aussi étranger par mes manières que par mes opinions. Eh bien! croyez-vous que j'aie pour cela cessé d'aimer la France? Je l'aime plus que je ne l'aimais quand j'étais Français, et très sûrement, je le répète, je l'aime davantage, car tel est le cœur humain, il ne sent tout le prix d’un objet que lorsqu'il l'a perdu et qu'il n'y tient que par ses regrets et ses souvenirs (1). Dès que je suis seul, alors je me retrouve au milieu du pays où je suis né, et mon imagination s’aide de mes souvenirs pour le peupler de tout ce qui me fut jadis si cher. La France actuelle ne m'est rien, c'est pour moi un pays inconnu et que je veux ne jamais connaître (2). C'est pour moi l'Éthiopie dont je ne cherche à avoir quelque idée que par le récit des voyages de M. Bruce; mais celle qui a péri et à laquelle j'ai survécu sera toujours le premier et le dernier objet de mes plus tendres souvenirs. On ne

(4) « Tout ce qui regarde la France est illusoire ; elle est finie pour nous, et nous n'y trouverons que le squelette ensanglanté de notre ancienne patrie. » (Le comte de Vaudreuil au marquis de Vaudreuil, 8 juillet 1795. — Correspondance intime du comte de Vaudreuil et du comte d'Artois, t. I, p. 232.)

(2) Dans le même temps, d'Antraiques écrivait à sa mère : « Oui, jaime la France, mais celle où j'ai vécu; je mourrai en la chérissant, et mon cœur n’en a pas fini, il y retourne sans cesse. Je ne dois rien à celle qui a détruit celle que je regrette, et je ne veux pas absolument être de cette nouvelle France, ni courber ma tête sous des autorités que j'ai vues naître, j'aimerais mieux la briser contre un mur. Lorsque j'ai voulu revoir la nouvelle France, c'était pour y chercher des regrets, des souvenirs, y revoir, Y baïser les mains de la meilleure des mères, et parcourir en étranger ce pays où je naquis et que j'ai vu mourir pour moi...”

(25 décembre 1803. — B. D.)