La Serbie
— Un nouveau réquisitoire du député yougoslave
Le « Slovenski Narod » du 22 décembre publie en entier le discours prononcé, le 19 décembre, au Parlement de Vienne, par le Dr Ravnihar, député libéral de Ljubljana, à l’occasion des débats sur les négociations de paix.
L'orateur émet d’abord quelques doutes Sur la question de savoir si les bolchevikis représentent vraiment toute la Russie. Il demande, en outre, que les représentants de tous les peuples vivants dans la Monarchie, participent aux négociations pacifiques. Ravnihar parle ensuite des causes de la guerre :
« Pour arriver à une paix véritable, nous devons écarter, dit-il, toutes les causes qui ont amené le déclanchement de cette
guerre. Pour cela, il faut que nous étudions .
avec précision ces causes. Les documents secrets devraient être publiés, mais non pas de la façon dont on publie les livres blancs et rouge, c’est-à-dire avec des extraits présentés artificieusement. Que le Ministère des affaires étrangères ne se leurre pas; il n’y a en vérité personne pour ajouter foi à ces publications officielles, qui ne correspondent nullement aux faits réels. Ce n’est certainement pas dans ces publications que l'historien cherchera ses sources. L'histoire saura trouver les causes véritables de la guerre et le jugement qu’elle rendra sur ceux qui l’ont provoqué sera effroyable. »
« Nous, simples mortels, nous ne connaissons pas toutes les causes de l’incendie mondial. Il nous faut cependant mettre au point une affirmation soutenue naguère au Parlement allemand. Il faut constater que l'assassinat du prince héritier, le 28 juin 1914 à Sarajevo, ne saurait être compté parmi les causes de cette guerre, et qu'il ne faut le considérer au contraire que comme un prétexte venu à temps opportan pour certains milieux.Le comte Tisza luimême me servira de témoin pour établir le bien fondé de mon affirmation; c’est un homme dont on peut dire avec certitude qu’il a dirigé le sort de la Monarchie au moment de l’explosion de cette guerre. »
« Vers la fin de l’année 1914, après la retraite autrichienne de Serbie, Tisza, dans une conversation, s’est exprimé à peu près de la manière suivante sur les causes de la guerre. (L’orateur lit :)
— L'assassinat du prince héritier, commis le 28 juin 1914, n’est pas la vreie cause de la guerre. Les causes en sont tout autres. L'Allemagne devait être placée entre les deux branches d’une tenaille par le fait que les Français devaient envahir l'Alsace par la trouée de Belfort, tandis que, de l’autre côté, et en même temps, les cosaques devaient apparaître devant Berlin. Pour ce plan, il a fallu compter avec l’aide d’autres Etats. Les brochures françaises ont souvent et ouvertement propagé ce plan.
La mise à exécution de ce plan avait été fixée pour la fin de l'été 1917, après l’achèvement des chemins de fer stratégiqués en Russie pour lesquels la France avait avancé des sommes immenses.
Après l’assassinat du prince héritier, on ne pensait pas encore en Autriche que la guerre devait en être la conséquence. Le 20 juillet 1914, le président Poincaré faisait sa visite à Peterhof. Le tzar et Poincaré proclamaient dans les discours d'usage que la paix européenne était complètement assurée. Le but poursuivi dans cette rencontre était cependant de remanier le plan antérieur de façon à attaquer (!) l'Allemagne dès l’automne 1914. On avait choisi précisément l'automne parce qu’à ce moment on remarque moins la concentration des troupes, l'appel de nouvelles recrues qui viennent s'ajouter aux vieux cadres pouvant être interprété comme une nécessité de maliœuvre.
Ces plans arrêtés entre le tzar et Poincaié, c'est-à-dire entre les hommes d'Etat français et russes, furent dévoilés au gouvernement allemand par un « Redi » russe. | Allemagne se décida alors, vu la pessibilité pour elle d’une mobilisation plus rapide, à prévenir l'attaque. L'empereur d'Allemagne se rendit compte qu'il ne pourrait jamais gagner plus facilement l’Autriche-Hongrie à la guerre qu’à l'instant précis de l’assassinat de Sarajevo et que par suite le moment était venu de mettre à profit l'alliance. L'empereur d'Allemagne entra alors en relations avec Tisza qui, voyant le danger couru au sud, au cours d'une semblable
LA SERBIE
La culpabilité de lAutriche-Hongrie
guerre, par la Monarchie et voyant surtout la situation de la Hongrie menacée, se chargea de gagner le souverain à une participation à la guerre. Tisza proposa à feu l'empereur trois sortes d’ultimatums, dont le plus sévère contenait le paragraphe 5, qui devait obliger la Serbie à refuser l’ultimatum, par le fait de l'invitation faite à celle-ci de déclarer, dans son journal officiel, que la dynastie des Karageorgévitch renoncerait au trône. L'empereur ordonna l’envoi de Pultimatum dans la forme la plus appropriée, et c’est alors que dans ces moments critiques, le gouvernement serbe reçut du gouvernement russe une longue dépêche de 2000 mots qui entraîna le refus de lultimatum. L’ultimatum avait reçu intentionnellement une forme grave qui devait entraîner le refus auquel, naturellement, on s'attendait.
Dans la conversation avec l’empereur d'Allemagne, Tisza parla de la Roumanie. Mais Guillaume le tranquillisa au sujet de l'attitude de celle-ci, faisant valoir le fait que c’éiait un Hohenzollern qui y régnait.
En Autriche, on ne projetait pas encore de parler du coup définitif à la Serbie; la tâche de l’armée austro-hongroise était précisément de retenir les Russes jusqu’au moment de l’entrée des Allemands à Paris, coup sur lequel on comptait avec certitude, vu le caractère de l’attaque contre la Belgique. La bataille de la Marne empêcha la réalisation de ce plan. »
« Ainsi parla Tisza, continue le député Ravnihar. Je crois avoir en lui un témoin authentique, étant donné que nous sommes tous plus ou moins convaincus que, dans le trio Stürgkli-Berthold-Tisza, ce dernier fut linspirateur. C’est un fait que, sept jours avant l’ultimatum à la Serbie, dans les couloirs de Budapést, on parlait avec certitude d’une collaboration de Tisza à la rédaction d’un ultimatum qui devait ou ruiner moralement la Serbie ou bien la pousser à la guerre. C’est donc ainsi que la guerre fut provoquée.
Tisza se représentait sans doute la guerre d’üne manière beaucoup plus simple. Dans sa réponse à une interpellation, peu de jours après le déclanchement de la guerre, n’a-t-il pas dit que la guerre avec la Serbie pourrait être comparée à une patrouille arrivant parmi les gens qui se battent dans un café et rétablissant l’ordre ?
Ravnihar a parlé ensuite de la Roumanie, obligée d'intervenir dans la guerre par suite de la politique hongroise dirigée contre les Roumains de Hongrie. Il a affirmé entre autres, que la mauvaise politique intérieure autrichienne a constitué une des causes de la guerre. »
« Les détenteurs du pouvoir dans l'Etat, dit Ravnihar, n’ont jamais fait une tentative sérieuse pour résoudre les divergences existant entre les nationalités. Au contraire, ils ont profité des différends entre les nations comme d’une base très favorable pour gouverner d’une manière absolutiste. C’est là que réside la source de toutes les misères intérieures et extérieures. Il y a 50 ans, un poète allemand, en parlant de l'Autriche, la comparait à une galère sur laquelle sont embarqués des peuples malheureux et qui ne seront libérés que lorsque la galère fera naufrage dans un gouffre. La tentative de régner par le dualisme et qui dure depuis cinquante ans — a sombré, et nous l’avons payée cher par la guerre mondiale. Cependant, nous ne voyons pas un homme d'Etat austro-hongrois décidé à s’acheminer sur une nouvelle voie : tous les hommes d'Etat austrohongrois sont tellement imprégnés. des fautes de la politique actuelle qu’il leur est dorénavant impossible d’en sortir. C’est là qu'il faut chercher en premier lieu, la cause du manque de sincérité de nos hommes d'Etats dirigeants, et c'est avec ce manque de sincérité qu'ils traitent toutes les affaires extérieures et intérieures. »
= L'orateur reproche ensuite à Czernin sa
velléité de falsifier la conception des bolchevikis relativement aux annexions et au droit des peuples de disposer d'eux-mêmes. Il lui reproche d’avoir affirmé que les peuples de la Monarchie possèdent déjà, grâce à leurs institutions constitutionnelles, la posSibilité de disposer de leur sort.
« Le comte Czernin, proclame l’orateur, se permet d'affirmer une contre-vérité pour cette monarchie gouvernée par le dualisme, monarchie qui, précisément par ses constitutions, place à la merci des Allemands et
Ravnihar —
des Magyars les peuples non allemands et non magyars. Si cette possibilité avait existé, cet Etat ne serait pas si épuisé et affaibli jusqu’à l’agonie. »
Czernin est-il davantage sincère dans ses autres déclarations? Wilson a déclaré le 10 juin:
« Nous combattons pour la liberté, pour le droit des peuples de disposer de leur sort et pour le développement des nations. aucun peuple ne doit être obligé d’être soumis à un gouvernement sous lequel il ne veut pas vivre, » :
À quoi Czernin réplique le 29 juillet :
« Nous et nos alliés nous avons droit à la vie et au développement tout comme les autres « peuples ». L’Autriche et la Hongrie n’admettent pas l’ingérence étrangère ; nous voulons diriger notre maison nousmêmes de la façon que nos gouvernements et nos corps législatifs trouvent juste. »
« C’est une falsification des faits, ajoute le député slovène. Le comte Czernin parle des peuples et pense à l'Etat. Il s'oppose à toute immixtion dans les affaires intérieures de l'Etat, et dtcte en même temps à la Russie l’indépendance polonaise. Pourquoi la question polonaise est-elle une question internationale ? Parce que les Polonais sont partagés entre l'Allemagne, l'Autriche et la Russie et parce que, sous cette forme, ils constituent un prétexte lointain pour des conflits internationaux. Voilà pourquoi on reconnaît à la Pologne le droit de disposer d'elle-même et voilà pourquoi on proclame son indépendance. »
La question yougoslave ne se trouve-telle pas dans une situation identique ? Cette question n'est-elle pas dans ce sens une question internationale ? Il est hors de doute que les droits de disposer d’eux-mémes et de leur propre indépendance seront protégés et garantis aux Serbes du royaume de Serbie et du Monténégro, non seulement par l’Entente, mais aussi par la Russie et surtout par les Bolchevikis. Il est hors de doute qu’on ne permettra à leurs dépens aucune contribution et aucune annexion et n'importe quelle contrée de leurs frontières. Est-il bon alors, pour la situation internationale, que les Yougoslaves de la monarchie austro-hongroise, qui constituent d’ailleurs la majorité de tous les Yougoslaves, soient encore opprimés et tenus en captivité ? Pourquoi alors agir de façon différente envers les Yougoslaves et envers les Polonais ? Si l’on met dans la bouche de notre souverain le mot démocratie, de toute cette démocratie nous ne sentons que terriblement peu et nous savons que l’étalage de l’idée démocratique n’a que la valeur d’un compliment à l’adresse de la révolution russe ; si on dit que nous voulons être maîtres dans notre propre maison et si l’on ajoute pas que l'idée d’être maîtres implique la liberté des peuples de cette monarchie, si on pense, par contre, à la domination des deux castes de gens anti-démocratiques — alors tout cela n’est qu’une désarmonie et une inconséquence, que les Russes n’auront pas de peine à sentir pendant les négociations pacifiques. »
L’Autriche et la Serble
— À propos d'une intrigue —
La « Gazette de Lausanne » du 15 janvier publie
la lettre suivante de notre rédacteur en chef: Monsieur le Directeur,
« Dans ma lettre au « Temps », dont la « Gazette de Lausanne » du 14 décembre a bien voulu publier üun résumé, j'ai insisté sur la duplicité de la politique austro-hongroise envers la Serbie. En effet, d’un côté, l'émissaire du comte Czernin. en Suisse, M. Czenek Slepanek, cherchait à entrer eu contact avec les Serbes pour leur dire que la Monarchie voudrait réparer les torts qu’elle nous avait causés, qu’elle serait disposée à céder à la Serbie la Bosnie-Herzégovine et à lui accorder encore d'autres avantages politiques. Aux Délégations cependant, M. Czernin, après avoir répété les accusations, tant de fois réfutées, selon lesquelles le gouvernement serbe aurait ourdi et préparé l'attentat de Sarajevo, a terminé en disant que l'Autriche ne s’opposerait pas à l'annexion de la Serbie orientale par la Bulgarie. Connaissant les méthodes autrichiennes, les Serbes ont pressenti le piège, et l'offre faite par l'intermédiaire de M. Slepanek fut poliment déclinée. M. Slepanek, démasqué, essaie maintenant, sur l’ordre de ses maîtres, de démentir mes affirmations. Dans le « Berner Tagblatt » du 17 décembre ainsi que dans une petite brochure éditée par la même feuille, on peut lire une lettre ouverte de M. Slepa-
Samedi 26 Janvier 1918 - No 4
nek à M. Pachitch, président du Conseil serbe, ré. digée tout à fait à la manière autrichienne, On n'y nie qu’à demi mes révélations, tout en cherchant à embrouiller les choses. Je ne suis pas disposé à suivre M. Slepanek dans ses jongleries dialectiques, et je veux préciser encore une fois les faits te]s qu'ils sont, faits qui ont une certaine importance, étant donné que M. Slepanek agissait, et agit tou. jours, sur les ordres des comtes Berchtold et Czer. nin. Voici ces faits :
« M. Slepanek dit ne pas me connaître. En effet, il ne m'a jamais parlé. Mais ce même M. Slepan dès son arrivée à Genève, m'a adressé une longue lettre dans laquelle il m’informait indirectement de sa mission. Dans les autres lettres qu’il m'écrivit
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ensuite, il précisa davantage le but de son Voyage
en Suisse. Dans une lettre adressée à M. Danilo Gatalo, membre du Comité monténégrin, il faisait les mêmes ouvertures aux cercles monténégrins, Peu à peu il s’enhardit à causer avec plusieurs Ser.
bes, et c’est au cours de ces conversations qu'il fit,
au nom du comte Czernin et du comte Berchtold,
les propositions de paix dont j'avais parlé dans ma ”
lettre au « Temps ». Je veux pourtant compléter les renseignements précédents par les indications suivantes :
« Le gouvernement austro-hongrois ne désirait pas exactement une paix séparée avec la Serbie, Ce qu’il voulait, c'était de voir la Serbie, qui a le plus souffert de la guerre et envers laquelle les AJ. liés avaient contracté une dette d'honneur, entreprendre une démarche auprès de ses alliés en faveur de la paix. Aussitôt une télle démarche faite, l'Autriche aurait déclaré être disposée à conclure avec la Serbie une paix juste, comportant les avan. tages dont j'ai parlé. On le voit, c’est la défaillance serbe qu'on désirait à Vienne, et on y mettait Je prix qu'on jugeait convenable, M. Slepanek, pour convaincre ses interlocuteurs du sérieux de sa mis sion, leur avait montré les lettres du comte Berchtold, ce qu'il ne nie pas d’ailleurs dans sa réponse publiée par le « Berner Tagblatt ». À un moment donné, ennuyé des lenteurs que les Serbes mettaient à suivre ses suggestions, il a exhibé une lettre particulière du comte Berchtold, où celui-ci informait son confident Slepanek de toutes les concessions que l’Autriche accorderait à la Serbie, si celle-ci voulait faire la démarche demandée.
M. Slepanek ne pourra pas nier ces faits parce que leur authenticité est prouvée par les écrits se trouvant en ma possession.
M, Slepanek prétend travailler pour une entente austro-serbe, Admettant sa sincérité, on peut s’étonner des procédés étranges dont les Autrichiens — et M. Slepanek se vante de n'être pas le dernier — usent pour se rapprocher de la Serbie. Un
exemple : M. Slepanek lui-même dit dans sa lettre N
au « Berner Tagblatt » que la Monarchie continuera à exploiter contre nous l'attentat de Sarajevo, aussi longtemps que la Serbie persistera dans sa politique nationale tendant à la délivrance des Vougoslaves de la domination austro-magyare! Quel cynisme ! Ceux qui accusent la Serbie d’avoir provo-
qué la guerre doivent lire la lettre de M. Slepanek, -
elle est vraiment édifiante sous tous les rapports. En terminant, permettez-moi de constater que la Serbie n’a jamais cherché querelle à l’Autriche-Hongrie, qu’elle a subi pendant des années et des années les chicanes économiques de sa voisine, qu'elle a été obligée de mener une guerre douanière contre la Monarchie, que ses succès retentissants dans les guerres balkaniques de 1912-1913 avaient provoqué le plus grand mécontentement en Autriche, que l'affaire de Prohaska, la question de l'issue de la Serbie sur la mer, la délimitation de l’Albanie, la question de Scutari, le rachat des chemins de fer orientaux et tant d’autres questions pendantes furent utilisées par la Monarchie de façon à rendre impossible tout développement de la Serbie. Mais la Serbie se tirait tant bien que mal des tenailles autrichiennes et progressait quand même. Furieux de ses insuccès, le gouvernement de Vienne se décida alors à une action plus énergique. Et lorsque, en juin 1914, la balle de Princip, qui était un Serbe de Bosnie et partant un sujet autrichien, tua l’archiduc
François-Ferdinand, on profita à Vienne de l'inci-
dent et on nous envoya l’ultimatum connu, sans s'occuper de ses conséquences. Et ce fut la guerres Cette guerre, ce n’est pas nous qui l’avons voulue, et ce n’est pas nous, non plus, qui la prolongeons. C’est surtout l'Autriche-Hongrie qui est l'obstacle principal à la paix, parce que c’est la puissance dont toute la politique est basée sur l'oppression des peuples autres que Magyars et Allemands. Toute offre autrichienne à la Serbie faite sans l'affranchisSement préalable de nos frères de la monarchie, doit donc logiquement être considérée par nous Pour ce qu’elle est de fait, un piège! Dr L. MarcovrrcH, directeur du journal « La Serbie *
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