Mémoire sur la Bastille

LINGUET 69

tions du désespoir, surtout s’il a le malheur d’avoir une de ces âmes fières et actives que le sentiment de l'injustice révolte, pour quil’occupation est un besoin et l’attente un supplice; mais pourquoi faut-il associer à ses tourmens ses parens, ses amis, que l’on feint de ne pas vouloir associer à ses infortunes?

Au moins, quand il ÿ a un procès établi, on connoît la nature de l’accusation; on sait jusqu’où elle doit s'étendre; on suit les progrès de la procédure; on ne perd point la victime de vue, jusqu’au sacrifice ou jusqu’au triomphe. L’inquiétude a des bornes, et la douleur a des consolations.

Mais ici, tandis que l’infortuné, soustrait à tous les yeux, accuse ses amis, sa famille, de l’oublier, ils tremblent qu’on ne leur fasse un crime de se souvenir de lui; sa captivité dépend d’un caprice, ses fers pouvant ou tomber à chaque moment, ou se perpétuer sans fin ; chaque jour est pour ceux qui espèrent de le revoir, comme pour lui, une période complète où ils épuisent toutes les angoisses de l'attente et toutes les horreurs de la privation; le matin on pleure du souvenir de ce que l’on a déjà souffert, et le soir par la certitude d’avoir encore à souffrir, sans qu’il soit possible même d’entrevoir une fin à ces supplices, ou, si l'imagination essaye de s’en fixer une, ce n’est que pour se préparer de nouveaux déchiremens.