Mémoire sur la Bastille

84 MÉMOIRES SUR LA BASTILLE

voit donné cette chambre que pour m'y préparer. Je fis à Dieu le sacrifice de ma vie. Ames sensibles, appréciez ce moment.

Ainsi logés, ainsi meublés, si du moins les captifs conservoient la faculté qu'ils avoient autrefois, celle dont les coupables mêmes ne sont point privés dans les prisons ordinaires que la justice seule dirige, c’est-à-dire celle de converser entre eux, de se voir, de former de ces liaisons que la nécessité excuse dans les autres dépôts, même entre l'homme honnête et celui qui ne l’est pas, mais qui pourroient souvent à la Bastille être fondées sur une estime réciproque, sans oublier leurs détresses, ils en auroient plus de force pour les supporter. On voit de certaines liqueurs qui, chacune à part, blessent le goût : en les mélant elles acquièrent une saveur moins rebutante. Il en est de même de l’infortune; mais c’est précisément cet amalgame de soupirs que les bastilleurs ont grand soin de prévenir : ce qu'un prisonnier diminueroit de ses amertumes seroit autant de retranché sur leurs jouissances ; leur devise est le mot qu’adressoit à ses bourreaux Caligula, quand il leur commandoit un assassinat : « Frappe de façon qu'il se sente mourir. »

Du moment où un homme leur est livré, il est perdu, comme je l’ai dit, pour l'univers entier; il n’existe. plus dans le monde que pour eux : ils ne sont pas moins attentifs à prévenir toute sorte de