Mémoire sur la Bastille

LINGUET 23

On a insinué dans le public qu'en exigeant de moi cette dernière épreuve, on m’avoit annoncé des récompenses ; qu’on me préparoit des couronnes, si j'avois subi avec résignation ce dernier acte de mon martyre; mais que j'avois tout dédaigné et préféré l’espoir aveugle de la vengeance à la jouissance paisible des bienfaits qui m’auroient dédommagé de mon infortune.

Rien n’est plus faux.

L'unique récompense que l’on m’ait présentée, c’est l'espoir d’apprendre un jour, si j'étois là longtemps bien obéissant, le véritable motif de ma détention : c’est un homme en faveur qui m’a offert cet appât. Un homme en place s’est borné à me dire : « Si vous voulez vivre ici, tâchez de vous faire oublier. »

J'ai cru qu’il étoit plus facile, plus sûr, plus nécessaire, de tâcher de m’échapper. Mais, je le répète, docile encore dans ma désobéissance apparente; révérant, chérissant encore des liens dont ceux de la Bastille ne m’avoient cependant que trop affranchi, c’est dans le voisinage de ma patrie, c’est dans un pays qui en est, pour ainsi dire, la continuation, que je me serois contenté de chercher une retraite, si elle avoit pu être assurée : il a fallu l’excès de la prévarication et du danger pour me repousser dans l’asile inaccessible où je suis, et que je n’aurois jamais dû quitter.