Napoléon Bonaparte, drame en six actes et en vingt-trois tableaux

29 LE MAGASIN THÉATRAL,

de vous. Il paraït enfin qu'ils vont nous attendre.

PREMIER SOLDAT. Pourvu qu’ils n'évacuent pas la nuit comme d'habitude.

NAPOLÉON. Non, non ; Murat a reconnu leurs feux. C’est une bataille décisive, enfans. Comme aux Pyramides, mon brave, — car tu y étais.

PREMIER SOLDAT. Un peu.

NAPOLÉON, à un autre. Tu te souviendras d’Austerlitz , toi ! c’est là que tu as eu la croix.

DEUXIÈME SOLDAT. Oui, pour avoir...

NAPOLÉON. Pris un dfapeau. — Eh bien ! êtes-vous contens, mes amis? votre capitaine a-t-il soin de vous? votre solde est-elle bien payée?

PREMIER SOLDAT. Oh! la solde est au courant. — IL n’y a que la ration qui est en retard. |

NAPOLÉON. Voyons votre soupe. (Z/ La goüte.) Elle est bonne.

LORRAIN. Je crois bien. Jai décroché une oie à balle; etune oïe sauvage qui s’en allait vers le midi, — signe de froid.

NAPOLÉON à part. Oui, signe de froid ; (haut) mais nous aurons du bon feu à Moscou, mes amis ; et nous yattendrons le printems. — J'ai soif ; reste-t-il de l’eau dans les bidons ?

LORRAIN. Non, mais j'ai aperçu une source en venant. Attendez.

(EL sort)

NAPOLÉON , au prince d’'Eckmiühl. Davoust , — savez-vous que la retraite de ces gens-là n’épouvante! Tout est brülé sur la route. Cela ressemble à un plan arrêté. On dirait que d’avauce toutes leurs posisions ont été prises étapes par étapes. Alexandre se tait. Je n’ai négligé aucune occasion de lui proposer la paix. IL faut que je sois à Moscou pour qu'il se décide, — sinon nous y prendrons nos quartiers d'hiver.

LORRAIN , /u figure pleine de sang, et upportant de l’eau. Voilà.

NAPOLÉON. Qu’as-tu donc?

LORRAIN. Rien. J’ai pas vu un ravin et j'ai roulé dedans : — histoire d'arriver plus vite.

NapOLÉON. Essuie ce sang, il empêche -de voir tes cicatrices. ( Après avoir bu.) Ton eau est excellente. . Tes cicatrices te vont bien. — En voilà une que je ne te connaissais pas.

LORRAIN. Ah ! c’est un Espagnol, — un don, un signor, qui m'a envoyé de derrière une haie ma feuille de route pour l’autre monde. Heureusement que je me suis arrêté à la moitié de l'étape.

NAPOLÉON. Tu ne sais pas lire, n'est-ce pas ?

LORRAIN. Non, sire; — mais y n'ya pas d’affront : c’est la faute de mon père.

NAPOLÉON. J'ai créé pour les braves comme toi, qui ne savent pas lire, des places de gardes de l'aigle. Ils ont le grade d’officier. Ce sont eux qui veillent de chaque côté du drapeau , etils n’ont d’autres fonctions que de le défendre. Je te nomme garde de l'aigle du sixième.

LORRAIN. Merci, mon (npereur. — Âllons! allons! V’là mon bâton de maréchal !

NAPOLÉON , se retirant sous sa tente avec Davoust, — à Murat qui entre. Ah! te voilà , Murat! Eh bien ?

MURAT. Îls tiennent toujours. Des redoutes s'élèvent le long de la Moscowa ; tout fait présager que demain nous Les retrouverons dans les retranchemens.

NAPOLÉON. C'est une bataille d’artillerie qu'il faut livrer ; — tant mieux.

MURAT, à Duvoust. À propos d'artillerie, prince, pourquoi hier une de vos batteries a-t-elle refusé deux fois de tirer malgré mon ordre exprès ?

DAVOUST. Parce que je ménäge mes soldats et ne verse leur sang que lorsque c’est absolument nécessaire.

MURAT. Oui , vous êtes prudent.

DAVOUST. Et votre Majesté est par trop téméraire, elle ; d’ailleurs nous verrons “ce qu’il restera de votre cavalerie à la fin de la campagne : elle vous appartient, vous pouvez en disposer ; quant à l’infanterie du premier corps, tant qu’elle sera sous mes ordres je ne la laisserai pas prodiguer. MURAT. Oubliez-vous que si vous commandez à l'infanterie , je vous commande à vous ? L'empereur vous a mis sous mes ordres.

DAvVOUST. Et l’empereur a eu tort.

MURAT. Ah ! je sais bien que votre prudence envers l'ennemi et votre inimitié envers moi datentde l'Esypte ; maissi nous avons des différends , l’armée ne doit pas en souffrir, et nous pouvons les vider entre nous deux.

DAVOUST. Votre Majesté descendrait jusqu’à se battre avec un simple maréchal ? | su

MURAT, Je me bats bien avec un Cosaques NAPOLÉON , roulant un boulet sous son pied. Cest bien, messieurs; — je désire qu’à l’avenir vous vous entendiez mieux ; — car tous deux vous m'êtes nécessaires : Murat avec sa témérité, etvous, Davoust,