Trois amies de Chateaubriand

MADAME RÉCAMIER 209

vieux, tatillon, méchant, mais sur qui la séduction du lieu prédomine, et qui tourne à l’obséquiosité son visage de bedeau narquois, et qui écoute passionnément; c’est le génial Ampère, brillant, remuant; c’est le doux et le bon Ballanche, l'ami de tous les jours, tristes ou gais, âme de gentillesse attendrie; c’est l'abbé Gerbet, Dubois, Léonce de Lavergne, Charles Lenormant; c’est encore Mme Tastu, la poétesse qui nous semble un peu surannée, mais qui était alors à la mode et qui composaït des romances pareilles à des rubans gardés comme des reliques d'amour.

À deux heures, Chateaubriand arrivait. Il tenait à la main, enveloppé dans un mouchoir de soie, son manuscrit. [Il le remettait à Ampère ou à Charles Lenormant. Et puis, ému à la pensée de lui-même, il allait s’asseoir à la place qu’on lui avait gardée. Le silence augmentait; la lumière du soleil de mars n’entrait qu'au travers de fins rideaux bleus. Et la lecture commençait. |

La lecture déroulait en ondes lentes les années lointaines. Elle évoquait ces tableaux anciens, le château de Combourg, la grève de Saint-Malo où un petit Chateaubriand joue comme un diable avec de rudes gamins; elle évoquait ce doux visage de tristesse et de poésie, Lucile de Chateaubriand, frêle et livrée au désespoir mélancolique; elle évoquait les courses américaines, Atala, Céluta, les soirées de lune et de rêverie dans les solitudes d’outre-mer; elle évoquait l’armée des princes, la pauvreté de l'exil;

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