Un témoin américain de la Révolution française : Gouverneur Morris
168 REVUE DES DEUX MONDES,
Morris, qui publie les lettres et la correspondance de Gouverneur Morris, a fait de nombreuses coupures; il en reste assez pour montrer que Morris cherchait toujours et trouvait quelquefois les bonnes fortunes ; il poussait sa pointe un peu partout, sans beaucoup de mesure. Audaces fortuna juvat. Parmi les rivaux qu'il rencontra, nous trouvons l’évêque d’Autun, dont il parle très fréquemment et sur lequel il donne de curieux détails. On se vit d’abord chez M" de Flahault, dont l’évêque d’Autun était un des familiers. Il est impossible de ne pas être choqué par la fatuité de Morris, il a une façon de dire: « Nous verrons » quand il a fait les premières avances et posé quelques jalons auprès d’une nouvelle connaïssance, qui serait tout à fait risible, si l’on ne soupçonnait que cette assurance a dû plus d’une fois le servir. Il avait de l'esprit; il avait pris très vite le ton de la société française, comprenant à demi-mot, sans lourdeur, ennemi de l'ennui, de l'affectation, serviable, toujours prêt à obliger et sans autre but que le plaisir de plaire; il veut tout savoir, tout connaître, il s'intéresse à tout; son rare bon sens lui donne de la fixité dans cette vie remuante et quand tout va bientôt changer et se dissoudre autour de lui. Pendant que se préparent les ou pour les États Généraux, Morris, qui entend parler de résistance dans les salons, écrit : « Mon opinion est que si la cour voulait maintenant revenir en arrière, il est impossible de conjecturer ce qui arriverait. Les chefs du parti patriotique se sont tellement avancés qu ‘ils ne peuvent plus reculer sans danger. S'il y a la moindre vigueur dans la nation, le parti domiaut dans les États Généraux pourra, s’il lui plaît, renverser la monarchie elle-même, si le roi compromet son autorité dans une lutte (20 avril 1789). » Morris était un financier très habile, et était nourri des meilleures notions d'économie politique. Il faisait des projets pour remédier à l’état des finances françaises, qui occupait alors tous les esprits et qui était la cause de la convocation des États Généraux, mais il devinait que les États Généraux ne s'occuperaient pas seulement de finances. Il assiste à Versailles, en compagnie de M°° de Flahault, au défilé des députés se rendant à l’église Saint-Louis, il note que le roi est salué des cris de « Vive le roi, » mais que personne n’acclame la reine. Il assiste aussi à l’ouv erture des États Généraux le 5 mai, dans la grande salle des Menus; la scène est trop connue, pour qu'on en donne la description qu'il en fait; il faut pourtant en citer quelques lignes, où perce l'émotion personnelle. « Le roi fait un discours court et excellent et s’assoit; la reine est à sa gauche, deux degrés plus bas que lui. Le ton et la manière ont toute la fierté qu'on peut attendre ou désirer d’un Bourbon. Il est interrompu dans sa lecture par des acclamations si ardentes et qui témoignent d’une si vive affection que les larmes jaillissent de mes