Un témoin américain de la Révolution française : Gouverneur Morris

GOUVERNEUR MORRIS. 169

yeux, en dépit de moi. La reine pleure ou paraît pleurer, mais pas une voix ne s'élève pour exprimer un vœu pour elle. J'élèverais certainement la mienne, si j'étais un Français ; mais je n’ai pas le droit d'exprimer un sentiment et je sollicite en vain de le faire ceux qui sont autour de moi. » A la fin seulement de la séance, remplie par un discours du roi et par la lecture d’un long rapport de Necker, quelques cris de : « Vive la reine! » se mêlent à ceux de : « Vive le roi! »

Les querelles entre les trois ordres passionnent Paris : Jefferson considère la situation de la France comme extrèmement critique : « Lui et moi, dit Morris, nous différons dans notre politique. Lui, avec tous les amans de la liberté ici, désire annihiler toutes les distinctions des ordres. » Morris ne veut pas aller jusqu’à cette extrémité, il s’effraie quand le tiers-état, après avoir attendu que les deux autres ordres se joignent à lui, décide seul « qu'il va commencer l’œuvre de la régénération nationale. » Le serment du jeu de paume ne l'enthousiasme pas. Quelques jours après, il dine à côté de Lafayette, qui lui reproche de faire tort à la bonne cause et d'être cité continuellement contre le bon parti. Morris lui répond que l’on ne tient pas assez de compte des matériaux divers dont la nation est composée. Lafayette avoue que son parti est fou, il le dit souvent à ses amis ; mais il n’en est pas moins décidé à mourir avec eux : « Mieux vaudrait, dit Morris, les amener au bon sens et vivre avec eux. »

Quand le clergé et, après le clergé, la noblesse se confondent avec le tiers dans l'assemblée nationale et après que le vote par tête est adopté, « il ne reste plus, dit-il, qu’à faire une constitution : l'existence de la monarchie ne dépend que de la modération de l'assemblée. » L'esprit de désordre envahit l’armée; la populace ouvre les prisons militaires et délivre les soldats qui y sont enfermés, les gardes françaises sont déjà en révolte. Morris écrit à Jay, le 1% juillet, pour lui raconter ce qui se passe dans Paris : « L’épée a glissé hors des mains royales. Dans une nation qui n’est préparée ni par l'éducation ni par l'habitude à la jouissance de la liberté, je crains qu'on ne dépasse bientôt toute mesure, si ce n’est déjà fait. Déjà certaines personnes parlent de limiter le droit de veto royal. » Il lui donne à grands traits une idée de la constitution qu'on élabore; « au train dont vont les choses, le roi de France sera bientôt un des monarques les plus limités de l’Europe. »

Il écrit ailleurs : « Ils veulent une constitution américaine sans réfléchir qu'ils n'ont point de citoyens américains pour soutenir cette constitution. » Les constitutionnels français lui font l’effet des écoliers, qui, en quittant les bancs, veulent tout rapporter