"La Guzla" de Prosper Mérimée : étude d'histoire romantique (sa posvetom autora)

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CHAPITRE VI.

me fallut la tenir de son hospitalité. » Ce Vuck Poglonovich avait une fille de seize ans, charmante enfant, nous assure Mérimée. Un soir les femmes nous avaient quittés depuis une heure environ, et, pour éviter de boire, je chantais à mon hôte quelques chansons de son pays, quand nous fûmes interrompus par des cris affreux qui partaient delà chambre à coucher. Il n’y a en qu’une ordinaire dans une maison, et elle sert à tout le monde. Nous y courûmes armés, et nous y vîmes un spectacle affreux. La mère, pâle et échevelée, soutenait sa fille évanouie, encore plus pâle qu’elle-même, et étendue sur de la paille qui lui servait de lit. Elle criait : « Un vampire ! un vampire! ma pauvre fille est morte! » Nos soins réunis firent revenir à elle ia pauvre Khava 1 : elle avait vu, disait-elle, sa fenêtre s’ouvrir et un homme pâle et enveloppé dans un linceul s’était jeté sur elle et l’avait mordue en tâchant de l’étrangler. Aux cris qu’elle avait poussés, le spectre s’était enfui, et et elle s’était évanouie. Cependant elle avait cru reconnaître dans le. vampire un homme du pays, mort depuis plus de quinze jours et nommé Wiecznany. Elle avait sur le cou une petite marque rouge ; mais je ne sais si ce n’était pas un signe naturel, ou si quelque insecte ne l'avait pas mordue pendant son cauchemar. Quand je hasardais cette conjecture, le père me repoussa durement ; la fille pleurait et se tordait les bras, répétant sans cesse : « Hélas ! mourir si jeune avant d’être mariée! » et la mère me disait des injures, m’appelant mécréant et certifiant qu’elle avait vu le vampire de ses deux yeux et qu’elle avait bien reconnu Wiecznany. Je pris le parti de me taire -. Ainsi, et dès les premières lignes de son récit, Mérimée prend nettement position : il ne croit pas aux vampires, mais il cherche à donner de celte superstition une explication rationnelle. Hallucination ou folie, maladie de l’imagination, tel est son pronostic. « Elle avait vu, disait-e11e... elle avait cru reconnaître un homme du pays... elle avait sur le cou une petite mar-

1 Khava n’est pas un nom serbo-croate. Nous croyons que Mérimée l’a forgé en s’inspirant de Khavass (« huissier extérieur ») dont parle Chaumette-Desfossés {Voyage en Bosnie, p. 75). Le groupe KH lui paraissait si romantique! 2 La Guzla, pp. 146-148.