"La Guzla" de Prosper Mérimée : étude d'histoire romantique (sa posvetom autora)

« LA GUZLA » EN FRANGE.

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D’une main ferme il a ouvert la porte de l’église ; mais quand il vit ce qui était dans le chœur, son courage fut sur le point de l’abandonner : il a pris de sa main gauche une amulette d’une vertu éprouvée, et plus tranquille alors, il entra dans la grande église de Kloutch. 6 Et la vision qu’il y vit est bien étrange : le pavé de l’église était jonché de morts et le sang coulait comme les torrens qui descendent, en automne, dans les vallées du Prologh, et pour avancer dans l’église, il était obligé d'enjamber des cadavres et de s’enfoncer dans le sang jusqu’à la cheville. 7 Et ces cadavres élaient ceux de ses fidèles serviteurs, et ce sang était le sang des chrétiens. Une sueur froide coulait le long de son dos et ses dents s’entrechoquaient d’horreur. Au milieu du chœur, il vit des Turcs et des Tartares armés avec les Bogou-mili, ces renégats! 8 Et près de l’autel profané était Mahomet au mauvais œil, et son sabre était rougi jusqu’à la garde ; devant lui était Thomas ler,I er , qui fléchissait le genouil et qui présentait sa couronne humblement à l’ennemi de la chrétienté, 9 A genoux aussi était le traître Radivoï, un turban sur la tête ;

père : le roi Thomas ler?...I er ?... Le peuple, ignorant le crime, a mis sur son front taché de sang la couronne royale... et Radivoï, jaloux, s’est vengé... II a révélé l’abomination commise, puis s’est réfugié auprès de Mahomet II qui le protège en le méprisant 1 ... Thomas veut expier son forfait... il couche sur la cendre... porte le cilice... mais toujours le fantôme de Thomas ler,I er ,- la nuit, secoue sa robe sanglante sur la tête du fils parricide. 111 L’évêque de Madrussa 2 , légat du pape, a ordonné au roi, comme expiation, de faire la guerre aux Turcs, et c'est pourquoi la ville est assiégée et les murailles de Kloutch tellement criblées de boulets qu’elles ressemblent à un rayon de miel... car Thomas est moins fort que les infidèles... Il pense à toutes ces choses, l’infortuné qui veille seul au milieude ses soldats endormis... Il pense ! et soudain son visage devient plus pâle encore... le bruit étrange qu'il vient d’entendre n’est plus celui du tonnerre, et la grande lueur qui illumine les vitraux de l’église de Kloutch ne vient pas des éclairs... Des torches sont allumées et les vieux murs tressaillent d’épouvante et s’écroulent lentement aux accents de l’infernale musique des guerriers du Prophète...

1 Cf. plus haut, pp. 258-259. 2 Ibid.