Mémoire sur la Bastille

LINGUET 127

Et qu'on ne dise pas, je le répète, que, la Bastille étant exclusivement destinée à renfermer des criminels d’État, le régime n’en peut être trop sévère, ni trop mystérieux; qu’ainsi, l’accroissement de rigueur que je lui reproche seroit dans son genre une espèce de perfection, puisqu'on ne peut prendre trop de mesures pour convaincre, pour déconcerter des personnages dangereux, dont la liberté pourroit entraîner la subversion de la patrie.

Non, cela n’est pas vrai; ce n’est pas, dans ces derniers temps surtout, aux criminels d’ État que la Bastille est réservée : la légèreté avec laquelle on l’ouvre s'est redoublée dans la même proportion que l’inhumanité avec laquelle on la régit. Depuis un petit nombre d’années, elle semble être le préliminaire des affaires civiles les plus communes, les moins susceptibles, par leur objet et leur issue, de cet étrange et terrible début. Elle est devenue en quelque sorte l’antichambre de la Conciergerie.

Une femme de qualité est soupçonnée d’avoir fabriqué ou commercé de faux billets: on la met à la Bastille.

Un fou revêtu d’une robe de magistrat, à Paris, accuse une marchande de faïence de Lyon d’avoir été la confidente pécuniaire d’une société disparue depuis longtemps: on la met à la Bastille. Relâchée après l’évanouissement de cette ombre absurde, elle se brouille, pour des discussions domestiques,