Mémoire sur la Bastille

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personnels et implacables, au lieu d’y avoir des complices ; elles sont venues du malheur de n’avoir eu pour protecteurs que des hommes honnêtes, pour solliciteurs que des amis délicats, enfin d’avoir eu affaire à une lettre de cachet signée Amelot, et non pas Sartines. Qui auroit jamais cru que, de ces deux ministres, M. de Sartines fût le bon hommer! Le régime de la Bastille n’est donc ni inflexible ni uniforme; même avec cette rigidité commune il n’en seroit guère moins horrible, puisqu'il exerceroit une rigueur égale sur les délits différens, et, ce qui est encore plus affreux, sur l’innocence et sur le crime; mais il n’a pas même cette abominable stabilité, et il n’y déroge que dans le sens contraire à celui qu’indiqueroit la justice.

1. La bêtise d'Amelot, ministre de Paris et de la maison du roi de 1776 à 1783, était proverbiale. Le premier commis Robinet était le vrai ministre; le lieutenant général de police Lenoir eut les coudées franches. (Voyez les Mémoires secrets d’Augeard, éd. Bavoux, p. 88.) C'est l’année même de la publication des Mémoires de Linguet que la reine fit remplacer Amelot par le baron de Breteuil; Vincennes cessa d'être une prison, les chaînes qui décoraient l’horloge de la Bastille furent enlevées, A partir de 1783, le gouvernement paraît avoir usé beaucoup moins de la Bastille. Mais n’oublions pas qu’il y avait en outre à Paris, à cette date, 34 maisons particulières, dites de sûreté et de santé, renfermant 365 femmes et 196 hommes. Les chartres privées offraient un bien plus grand danger public, une source d’abus autrement mystérieux que la Bastille. (Voy. H. Monin, État de Paris en 1789, éd. Jouaust, 1889, p. 55.)