Mémoire sur la Bastille

NOTES 157

quefois un motif capable de légitimer des rigueurs extraordinaires, mais il n'est pas vrai que nulle part les lois, ou même un usage constant, aient rien consacré d'approchant du régime de la Bastille. Quelque répugnance que m'inspire ce triste et honteux sujet, quelque dégoût que j’éprouve à la seule idée de prolonger la nécessité de m'en occuper, dépouillons les annales de la tyrannie, parcourons le globe et cherchons dans l’histoire des crimes du pouvoir arbitraire s’il y en a aucun que l’on puisse comparer à linstitution du château qui écrase la rue Saint-Antoine, à Paris.

Ce court résumé des misères passées ou étrangères fera peut-être plus d'impression que la peinture la plus énergique des nôtres; en voyant quels ont été dans tous les temps les fruits des lettres de cachet, en les comparant à ceux qu’elles produisent encore de nos jours, les Titus modernes décideront plus aisément si c'est à eux qu'il convient de continuer de se servir d'une semblable ressource et de se piquer d’une semblable rivalité avec les Phalaris et les Néron.

Je le répète donc et je vais le prouver par les faits: dans Punivers entier il n’y a jamais eu, il n’y a rien qui ressemble au régime de la Bastille. On ne connoît point de nation flétrie par l’opprobre et l’atrocité d’une Bastille toujours existante, d’un gouffre sans cesse ouvert pour recevoir des hommes non pas à punir, qu'on y prenne bien garde, mais à tourmenter; d’un purgatoire politique où les fautes les plus légères, souvent l'innocence, soient arbitrairement soumises aux supplices de l’enfer. )

Dans toute l'antiquité vous ne trouvez de prisons d’État que chez les plus abominables tyrans : et même pendant ieur règne, c’étoient, comme le fer et le poison, des fléaux passagers dont ces oppresseurs exécrés faisoient usage tant que duroit leur usurpation et qui disparoissoient avec eux : elles n’étoient pas liées à la constitution du pays; ce n'étoit pas un des ressorts favoris du gouvernement ni la ressource habituelle de Pautorité. Ce qu'on connoît de leur police ne permet, en aucun sens, de les comparer à la Bastille.

On lit, par exemple, que le premier Denys en avoit une dans son palais à Syracuse; il y avoit même, dit l’histoire, pratiqué un raffinement dont il est peut-être étonnant