Mémoire sur la Bastille

158 NOTES

qu'aucun des Denys subalternes qui ont marché sur ses traces avec tant de succès pour la perfection du régime de la Bastille ne se soit avisé. Les voûtes des cachots y étoient ondulées avec un tel art que tout ce qui s’y disoit retentissoit et s’entendoit distinctement dans un cabinet qui servoit de réceptacle à ces sons ramassés, C’étoit là l’observatoire, ou, si l’on veut, le confessionnal, où le tyran se plaçoit pour intercepter les conversations et les secrets des prisonniers ; on appeloit ce cabinet ingénieux l’Oreille.

Cependant il falloit que l’Oreille ne rendit pas tout, car on ajoute qu’un philosophe y ayant été renfermé par lettre de cachet et en étant sorti, le tyran fut curieux de savoir de lui à quoi on s'y occupoit : « A souhaiter ta mort », répondit le captif sincère. L'Oreille n’avoit donc pas révélé ce secret-là, dont le fruit fut, s’il faut toujours en croire l’histoire, une autre lettre de cachet portant ordre d’égorger tous les prisonniers.

Quoi qu’il en soit de ce dernier trait, puisque l’Oreille avoit été construite pour épier les conversations des prisonniers, ils conversoient donc entre eux, ils se voyoient donc, ils n’étoient donc pas abandonnés à une solitude absolue, ce n’étoit donc pas la Bastille.

Chez les Romains il n’y avoit ni Oreille ni Bastille. Du temps de la République, les citoyens, même coupables, ne pouvant être arrêtés qu’après la condamnation, la prévenoient ordinairement par un exil volontaire; à plus forte raison l'innocence n’avoit-elle pas à redouter des cachots arbitraires.

Sous les empereurs, elle ne fut pas à l’abri des assassinats ordonnés au nom du prince, mais alors c’étoit dans la maison même des victimes que se consommoient les sacrifices, La lettre de cachet contresignée Séjan, Narcisse, Tigellinus, etc., qui ordonnoit de mourir, étoit notifiée par un tribun, un centurion, à la tête d’une escouade de soldats, car partout ce sont les militaires qui se chargent de ces fonctions, comme ce sont les chiens qui lancent et déchirent le gibier.

A la vue de l’ordre ministériel, les uns prenoient du poison, les autres se perçoient d’un poignard, d’autres se faisoient ouvrir les veines; la troupe environnoit la maison