Mémoire sur la Bastille

NOTES 167

Mais : 1° Spandau existe dans une monarchie toute militaire : ce colosse, né de nos jours et parvenu, par la force, à un développement aussi étonnant que rapide, doit conserver, dans sa constitution, quelque chose de son origine; 29 c’est même aux militaires que la Bastille brandebourgeoise est spécialement destinée. Il est très rare que les citadins en partagent le funeste honneur; et des soldats, qui ne reconnoissent d’autres truchemens que la baïonnette et le canon, pourroient-ils se plaindre qu’on leur parlât quelquefois avec des lettres de cachet ?

En Danemark, depuis l’abominable Christiern, je ne vois pas que les rois ni leurs ministres aient eu la tentation d’en décocher, ni que le Jutland ou la Fionie gémissent sous des masses aussi peu utiles, aussi meurtrières que la Bastille. En Suède, aucun roi n’a souillé son règne par l’ordre d’en construire ou d'en faire usage.

Enfin, en Russie, celui de tous les pays du monde où les anciennes mœurs auroient été les plus compatibles avec la Bastille et ses dépendances, elles ont consacré précisément des usages contraires. Les lettres de cachet y sont dans toute leur vigueur, mais les suites en sont toutes différentes : c’est une province entière qui est devenue une prison d’État. En France, un des tourmens des captifs c’est la petitesse de leur cachot; en Sibérie, ils ne gémissent que de son immensité. Les uns sont ensevelis dans de vrais tombeaux, les autres sont perdus dans de vastes déserts. Quelque infortunés que soient ceux-ci, il est évident qu’ils sont cependant moins à plaindre. Ils ont des distractions et des dédommagemens : leurs familles les suivent, les accompagnent; si leurs cœurs sont déchirés souvent, en se rappelant les uns aux autres ce qu’ils ont perdu, ils peuvent se consoler en s’occupant de ce qui leur reste; au moins ils pleurent ensemble, et les seules larmes vraiment amères sont celles qui se versent dans la solitude.

D'ailleurs, l’activité de la vie qu'ils sont forcés de mener les préserve de l'ennui, du tourment de se reporter sans cesse sur le passé, de trembler d'avance de ce que prépare l’avenir. Ils sont bien malheureux, sans doute, maïs ils ne croiroient pas l'être s'ils connoissoient la Sibérie françoise.