Un agent secret sous la révolution et l'empire : le Comte d'Antraigues
150 CHAPITRE QUATRIÈME.
de résister à un interlocuteur puissant et irrité que de hasarder sous le coup de l'amour-propre surexcité quelque boutade ou quelque bravade, et à ce moment il devait craindre et pour sa liberté et pour sa vie. Voici done, et toute crilique faite des témoignages des deux interlocuteurs, comment les choses ont pu se passer. Prévenant ou relevant les protestations du prisonnier, Bonaparte débuta par une vive sortie destinée à l'intimider : « Si j'avais élé à Trieste, le ministre de Russie eût été arrêté lui-même. Nous ne devons aucun égard à son souverain ni à d'autres. On ne nous rend pas nos procédés d'honnêteté, et nous sommes dupes. Vous avez trop d'esprit pour ne pas comprendre que vous vous êtes attaché à une cause perdue. La révolution est faite en Europe, il faut qu'elle ait son cours. Si elle pouvait être arrêtée, c’eût été par des rois faits pour lui en imposer, mais ces rois n'existent nulle part, leurs ministres sont des coquins ou des imbéciles; dans leurs armées les soldats sont bons, mais les officiers mécontents, et ils sont battus. Tout cela va finir. J'ai ouvert votre portefeuille, parce que cela m'a plu; les armées ne connaissent pas les formes d’un tribunal. Je pourrais, s’il me convenait, vous faire traduire devant un conseil de guerre comme embaucheur de mon armée, et me débarrasser de vous (1). » Puis, après celte explosion, le sragediante se fit commediante ; après avoir effrayé, il flatta ; il fit entrevoir des avantages positifs, tels que le retour en France, de l'argent, des places, en retour de qüelques confidences.
(1) Loi du % nivôse an IV, art. 1 et 6. — Il est assez curieux de constater la ressemblance de ce langage, tout césarien, avec celui qu'au même moment Bonaparte tenait à Melzi et à Miot, en leur exposant ses rêves d'avenir. (Voir les Mémoires de ce dernier .)