Un agent secret sous la révolution et l'empire : le Comte d'Antraigues

234 CHAPITRE SIXIÈME.

cette étrange officine pour aider aux déchiffrements et aux transcriptions, et aussi pour s'assurer qu'on y pratiquait la discrétion, cette vertu suprême des diplomates. C'était un jeune homme employé auparavant à la légation russe de Madrid, le baron de Mohrenheim, dont la mère habitait Dresde. Mohrenheiïm paraît avoir aimé sincèrement le singulier patron qu'on lui avait momentanément donné : « Je veux, lui écrivait-il un jour, vous appartenir comme un fils appartient à son père, je mets à votre disposition mon service, ma fortune et ma vie que, je vous jure, je serais trop heureux de pouvoir sacrifier au bonheur et à la durée de la vôtre (1). »

Dans l'été de 1804, l'ami mourut. Il s'était souvenu, à la dernière heure, que cinquante mille francs jadis prêtés par le père de d’Antraigues avaient été le commencement de sa fortune, et il les restitua au fils par codicille, en les accompagnant des intérêts jusqu'au 25 février 1804. D'Antraigues refusa ce legs, s’il faut l'en croire, sous prétexte qu'il ne voulait rien recevoir d’un serviteur du gouvernement français ; il accepta seulement des héritiers une collection de classiques grecs, à titre de souvenir.

Le fils de l'ami était, à ce qu'il paraît, encore mieux que son père, à portée de connaître les hommes et d’observer les événements. Quelques mois encore il tint la plume, par piété filiale, par reconnaissance héréditaire, par cette conviction également héréditaire, disait-il, que « sans l'Angleterre la France serait un enfer (2) ». Lui aussi était riche et fier de sa richesse; il pouvait faire

(1) Mohrenheim à d'Antraigues, 21 janvier 1805. (A. F., France, vol. 640.) — D'Antraigques, à son tour, fait à Czartoryski l'éloge de Mohrenheim. (Jbid., vol. 633, f 60.)

(2) L’ami à d’Antraigues, 19 février-1® mars 1805.