Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

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qui s'accélère ou se ralentit suivant le seul caprice de la ballerine, sans que l’on s’occupe d’habiller d’un peu d’harmonie cette mosaïque étrange, afin d’en dissimuler les reprises manquées et les bigarrures choquantes. Et dire que cela se passe dans ce Paris où Rameau avait porté si loin la perfection de la musique des ballets! Personne n’a souvenance ni souci du caractère élevé que ce grand maître avait su lui imprimer.

J'ai passé deux soirées au Théâtre Feydeau. Parmi les quatre pièces jouées, il en est deux qui m'ont extrêmement intéressé. L'une est l’Ariodant (1), de Méhul; le libretto est pauvre, mais quelle musique ! Elle abonde en inspirations généralement bien développées; je signalerai le duo entre les amants, d’un sentiment, d’une passion et d’une beauté supérieurs. Le désir de faire montre de science harmonique entraîne quelquefois le compositeur à des digressions regrettables. Ainsi, dès ouverture, un motif, exécuté d’abord par les violoncelles seuls, est pris, repris, varié à satiété; la méme critique peut s’adresser à plusieurs parties de chant. Mais tout cela n’infirme pas le mérite de l’ensemble de la partition. Deux bonnes cantatrices ont paru dans l’Ariodant : Mme Scio-Messier (2), belle voix, surtout dans les notes basses et dans le médium. C’est la première vraie cantatrice que j’entends à Paris; elle est comédienne et serait à la hauteur d’un emploi de grand opéra. Sa partenaire était Mile Pingenet aînée, belle et assez bonne actrice, dont la voix vibrante et étendue se prête aux airs de bravoure. Ga-

(4) L’Ariodant produit à la scène par Méhul, en 1799, après un silence de deux ans, motivé par ses études dont sa nomination comme inspecteur du Conservatoire lui avait fait sentir la nécessité.

(2) Mme Scio-Messier, un des plus beaux talents de l'Opéra-

Comique, avait débuté à Feydeau en 1792. Une phtisie pulmonaire l’a emportée en 1807.