Éloge de Vergniaud : discours de rentrée prononcé à l'ouverture des conférences de l'ordre des avocats de Bordeaux, le 4 janvier 1875

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homme qui, après avoir vécu une telle vie, marchait à l'échafaud pour y mourir; ce stoïque, qui paraissait ne ressentir’ aucun regret, aucune douleur, aucun amour qu’emportait-il avec lui, au plus profond de son cœur blessé ? l’image de sa patrie en deuil et le souvenir d’une enfant.

Le 10 brumaire, un jour triste et sans soleil se leva sur Paris. Vers midi, cinq charrettes vinrent prendre les condamnés. Dans l'une d’elles est étendu le cadavre de Välazé, car le tribunal a ordonné qu'il serait traîné jusqu'à l’échafaud. Sur le parcours, une foule immense se presse, malgré la pluie qui tombe, avide d'assister à la plus belle fête qui lui ait encore été donnée; et ce peuple imbécile et furieux salue du nom de traîtres « les derniers de ses représentants fidèles (1).» Quant aux condamnés, impassibles sous les outrages qui les poursuivent, ils ne songent qu'à laisser à ce peuple qu'ils ont tant aimé le fortifiant exemple d’une mort héroïque : ils entonnent d’une seule voix la Marseillaise, et « leur marche et leur agonie ne sont désormais qu'un chant (2). » Arrivés au pied de l’échafaud, tous s’embrassent; les yeux se mouillent alors, des paroles entrecoupées se prononcent, car la séparation leur est plus cruelle et plus redoutable que la mort. Ils sont là vingt, jeunes la plupart, pleins de vie et de talent... Que de force dans ces hommes! Que d’espérances pour la patrie ! Et l'horrible guillotine va dévorer tout cela!... La voix de Vergniaud, ferme et vibrante, se faisait entendre encore : elle donnait à tous courage et confiance ; elle prononçait les mots divins de patrie et de liberté, elle invoquait l’incorruptible et éternelle justice... Il semblait que cet homme étrange, au visage serein, fût venu là pour assister aux derniers moments de ses amis, sans avoir à partager leur

(4) « Peuple, voilà les derniers de tes représentants fidèles, » c’est le mot

de Cuadet au peuple de Bordeaux, venu aussi pour insulter à sa mort. (2) Lamartine, Girondins, livre XLVIIT, & xx1v.