Gouverneur Morris : un témoin américain de la Révolution française

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ques. Mais la prédiction en elle-même n’a rien d'étonnant ct Morris n’est point le seul qui l'ait faite. Dès 1789 Rivarol annonçait l'avènement futur d’un Bonaparte : « Que -n’aitendent-ils pas, écrivait-il, d’une assemblée qui a renversé le trône ? Ils demanderont des lois agraires. Voilà où vous mèncront ceux à qui vous parlez trop d'égalité. Les législateurs ont aussi leurs indiscrétions et le peuple est toujours prêt à les mettre à profit... La licence, ce fantôme effrayant de la liberté, vous poursuivra dans cette même salle, sous ces mêmes voütes, où, comme Samson, vous avez assemblé le peuple et vous vous ensevelirez comme lui sous les débris du temple, pour en avoir ébranlé les plus fortes colonnes : la sûrelé individuelle et la propriété. Déja même où en seriez-vous s'il.se trouvait dans les provinces un Tartufe politique et courageux? Lui opposeriez-vous ces soldats philosophes et patriotes auxquels vous avez appris à raisonner sur le serment ? Cromwell vous accablerait des mêmes arguments dont vous avez accablé la royauté, et vous ne seriez pas le premier exemple d’une assemblée législative qui aurait travaillé pour un usurpateur!. » C'était prématuré, mais en même temps c'était une donnée classique de la science politique, telle qu’elle s'était constituée depuis le xvr° siècle. Elle admettait que le régime de la démocratie avait peu de chances de se maintenir dans un grand pays, qu'il aboutissait aux abus multipliés et à l'anarchie, et conduisait ainsi au despotisme, particulièrement à celui d’un chef militaire. Au xvi® siècle dans ses Six livres de la République, Bodin avait une thèse très nette sur ce point: « Toutes les monarchies nouvellement establies par le changement d’Aristocratie ou d'Estat populaire ont quasi pris commencement alors que l’un des magistrats, ou capitaines ou gouverneurs ayans force en mains s’est fait de compagnon maistre ou souverain. » Et plus loin il rattache particulièrement à la démocratie le besoin de guerres perpétuelles, dont le despotisme militaire est la suite : « Et la vraie raison de ce changement est l’inconstance et témérité d'un populaire sans aucun discours ni jugement et

1. Journal politique nalional, 1"° série, n° 8, op. eit., t. I, p. 79.