"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

LES ILLYRIENS AVANT « LA GUZLA ».

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gne, en racontant dans son chant monotone, mais solennel, les exploits des anciens barons slaves. Il ne voit pas les ombres de ses pères dans les nuages, mais elles vivent partout autour de lui. Celle de l'homme hospitalier et fidèle, qui n’a point été désavoué par ses amis dans l’assemblée du peuple, et qui a été brave à la guerre, descend souvent à travers les rameaux des yeuses dans un rayon de la iune ; elle tremble sur le gazon de sa tombe, la caresse d'une lumière douce, et remonte. Celle du méchant s’égare dans les lieux abandonnés ; elle fréquente les sépultures, déterre les morts, ou, plus téméraire, va boire dans un berceau négligé de la nourrice, le sang des enfants nouveau-nés. Souvent un père épouvanté a rencontré le vampire tout pâle, les cheveux hérissés, les lèvres dégoûtantes, et le corps a demi enveloppé des restes de son linceul, penché sur la petite famille endormie, parmi laquelle, d’un regard fixe et affreux, il choisit une victime. Heureux s’il parvient à trancher alors d’un coup de son hanzaries jarrets du cadavre ; car désormais celui-ci ne sortirait plus de son cercueil... C’est au milieu de ces prestiges que marche mon poète, car il est poète aussi, et ne se borne pas à répéter les chants connus. La douceur de sa langue harmonieuse, la liberté de son rythme qui n’admet ni la symétrie fatigante d’une césure obligée, ni le monotone agrément de la rime, lui permettent d’obéir à toutes ses inspirations et d’embellir de ses pensées la vieille ballade que la tradition lui a transmise. Pour se faire une idée du chant morlaque, il faut l'avoir entendu. Fortis essaie lie le décrire, mais il oublie une chose qui me paraît essentielle à dire, c’est qu’il ressemble très peu à la voix humaine... Je me souviens d'un voyage que je faisais de nuit sur les bords de l’Adriatique. La lune brillait de cette clarté bleue et immobile qu'on croirait ne lui avoir vue qu’en Italie ; l’eau faisait un bruit long, mais très doux et très imposant, celui des mers qui ont peu de reflux. Les roues de la voiture criaient d’une manière uniforme sur le sable égal qui la balançait, et je quittais, fatigué de courses à pied et surtout de grands souvenirs, les plaines historiques de Campo-Formio. Je dormais à demi quand ce bruit étrange d'un chant morlaque frappa mon oreille et me transporta en imagination au milieu des concerts nocturnes de Puck, d’Ariel et de tous les lutins de Shakespeare, lorsque nouvellement sortis des fleurs et encore humides de rosée, ils forment des chants que les hommes n’ont jamais entendus. Je devais cette illusion à un postillon dalmate... Ces bardes obscurs, dont le nom sera tout à fait ignoré de l’avenir, font le charme d’une nation vive, spirituelle, sensible, qui confine d’un côté à la patrie de Virgile, de l’autre à celle d’Homère et qui ne le cède ni à l’ltalie ni à la Grèce antiques dans la beauté du territoire, dans la variété des sites, dans l’originalité des mœurs et des inspirations .