"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

LES ILLYRIENS AVANT « LA GUZLA ».

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vernement napoléonien, ou plutôt contre tous les gouvernements du monde. Ce n'est pas un bandit banal, mais un bandit philosophe, comme le témoignent les nombreuses pensées parsemées dans l’ouvrage et qui auraient été toutes « tirées de sa conversation avec une scrupuleuse littéralité 1 ». « Ennemi décidé des forces sociales, il tendait ouvertement à la destruction de toutes les institutions. » Avec sa bande armée, qui se donne le nom des Frères du bien commun, il habitait le château de Duino en Istrie, d’où il répandait la désolation et la terreur par l’incendie, le pillage et l’assassinat. Aussi n’était-ce point un simple paysan comme la plupart des camarades qui l’accompagnaient. « Le vulgaire le faisait petit-fils du fameux brigand Sociviska, et les gens du monde disaient qu’il descendait de Scanderbeg, le Pyrrhus des Illyriens modernes. » Il parlait avec élégance le français, l’italien, l’allemand, le grec moderne et, cela va sans dire, la plupart des langues slaves. Il était pâle et mélancolique, aimait la solitude et les cimetières, et, pour soulager le terrible mal qu’il ressentait sous son front noble et dédaigneux, il passait souvent sa main « blanche, délicate et féminine » dans ses cheveux blonds. Il s’était épris d’une jeune fille d’origine française, la mystique Antonia, qui habitait seule avec sa sœur aînée, M me Alberti, dans un vieux château près de Trieste. Cette jeune fille venait de perdre son père, taciturne et morose royaliste, émigré au bord de l’Adriatique, et sa mère, poitrinaire, à la sombre imagination. Mais Sbogar savait qu’il était « né sous une étoile fatale », que « Dieu n’avait rien fait pour lui » ; il voulait rester seul, toujours seul, accablé de son châtiment

1 Préface à l’édition de 1832.