"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

LES ILLYRIENS AVANT « LA GUZLA ».

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son corps que longtemps après, dans le sable d’une lagune. Antonia fut très émue de celte histoire ; cependant, elle éprouvait un vif désir de voir Lothario : ce désir fut bientôt satisfait, elle le rencontra dans un concert de Venise. La puissance romanesque de ce fascinateur lui inspira un amour violent. « Antonia fut saisie à son aspect d’une émotion qu’elle n’avait jamais éprouvée et qui ne ressemblait point à un sentiment connu. C’était quelque chose de vague, d’indécis, d’obscur, qui tenait d'une réminiscence, d’un rêve ou d’un accès de fièvre. Son cœur palpitait violemment, ses membres perdaient leur souplesse; elle essayait inutilement de rompre ce prestige, qui s’augmentait des efforts qu’elle faisait pour le surmonter. Elle sentait quelque chose de semblable à je ne sais quoi d’odieux et de tendre. » Lothario paraît ne pas comprendre ce qui se trahit si visiblement chez cette fille sensible. Il continue de maudire la vie et la société civilisée. Il vante à Antonia les charmes d’une vie indépendante, et fait l’éloge des chefs de brigands illyriens : Bien jeune encore, je sentais déjà avec aigreur les maux de la société, qui ont toujours révolté mon âme, qui l’ont quelquefois entraînée dans des excès que je n’ai que trop péniblement expiés. Par instinct plutôt que par raison, je fuyais les villes et les hommes qui les habitent; car je les haïssais, sans savoir combien un jour je devais les haïr. Les montagnes de la Garniole, les forêts de la Croatie, les grèves sauvages et presque inhabitées des pauvres Dalmates, fixèrent tour à tour ma course inquiète. Je restais peu dans les lieux où l’empire de la société s’était étendu ; et, reculant toujours devant ses progrès qui indignaient l’indépendance de mon cœur, je n’aspirais plus qu’à m’y soustraire entièrement. Il est un point de ces contrées, borne commune de la civilisation des modernes et d'une civilisation ancienne qui a laissé de profondes traces, la corruption et l’esclavage : le Monténégro est comme placé aux confins de deux mondes, et je ne sait quelle tradition vague m’avait donné lieu de croire qu’il ne participait ni de l’un ni de l’autre. C’est une oasis européenne, isolée par 6