"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

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CHAPITRE 11.

situations dans lesquelles se trouve la masse d'hommes qui forme un peuple. Dans la chambre où les femmes tricotent autour du foyer, dans les montagnes où les bergers mènent paître leurs troupeaux, sur la place du village où se réunissent les jeunes gens pour danser le liolo, dans les champs où se fait la moisson, dans les forêts à travers lesquelles s’avance le voyageur isolé, partout retentilla chanson. ; Elle est la compagne inséparable de tout travail, bien souvent même I elle naît au milieu du travail et comme créée par lui. Le Serbe vit ; sa poésie. Les Serbes divisent ordinairement leurs chansons en deux grandes ! catégories : les unes courtes, de mètres très différents, lyriques ou épiques, se chantent sans accompagnement, ce sont les chansons des femmes, elles sont très souvent, en effet, composées par les femmes ; —— les autres, plus longues, se développent en vers régulier, le décasyllabe, et se chantent avec accompagnement de gouslé l , sorte de violon primitif à une seule corde : ce sont les piesmas héroïques' 2 . Les premières sont surtout des poésies domestiques, intimes. Elles nous font pénétrer dans tous les détails de la vie privée, nous accompagnent en quelque sorte dans les joies des jours de fête ou dans les travaux quotidiens, en tempèrent et en colorent la monotonie. Que n'a-L-on pas dit déjà du charme harmonieux de ces chansons, du sentiment si sincère et si vif qui les inspire et que ne pourrait-on pas en dire encore ? Je me bornerai à essayer de faire comprendre par quelques remarques ce qui distingue la poésie serbe des autres chansons slaves. Le trait distinctif de la poésie serbe, c’est avant tout la joie qui en forme le fond, une sorte de limpidité joyeuse et transparente qui rappelle l’azur éclatant du ciel du Midi. Çà et là seulement certaines allusions aux souffrances et aux luttes d’une vie difficile, lourds nuages qui voilent à peine un moment la profondeur sereine du ciel. La crainte d’être livrée à un vieux mari, la peur d’une belle-mère, les ; querelles avec les belles-sœurs qui viennent attrister le travail dé; tous les jours, dans ce pays patriarcal les fils mariés restent dans la maison paternelle, continuent à former une même famille, — altèrent quelquefois la gaieté naturelle des femmes serbes, arrachent à leur résignation quelques plaintes timides ou plus souvent encore quelques paroles d’irritation et de colère. Cela même donne aux chansons plus

1 Ou plutôt « des gouslè », car ce mot est le plus souvent du pluriel féminin en serbe. Mérimée tient la forme italianisée : guzla, de Fortis et de Nodier. 2 Piesma (chant ; pl. piesmé) vient du verbe pievati, chanter. Pisma (pl. pisme), dont parlent Fortis, Nodier, le Globe, etc., ïi’est que le même mot dans le dialecte dit « occidental » de la langue serbo-croate.